Anthropologie sceptique et modernité


PROGRAMME

Mercredi 13 mars

9h : accueil des participants autour d’un café (Mezzanine Descartes)

L’anthropologie sceptique et la question des mœurs : entre doute et croyance
Salle D2.020

MATINÉE
Présidence : Stéphane Marchand

9h30-10h25
Plínio JUNQUEIRA SMITH, professeur à l’Université Fédérale de São Paulo (Brésil) : « Le pyrrhonisme comme forme de vie : suivre les mœurs sans croyance »
Résumé : Les interprétation urbaines et rustiques du scepticisme pyrrhonien acceptent que toute raison est dogmatique et que, si le sceptique raisonne, ce n’est que pour détruire la raison dogmatique par elle-même. Dans ce sens, la vie sceptique suit les moeurs et les lois d’une manière aveugle, passive ou mécanique. Mon but est de proposer une troisième interprétation de la vie pyrrhonienne. Il s’agit de montrer comment le sceptique pyrrhonien comprend sa propre orientation philosophique (agogé) à partir d’une certaine raison (lógos ti) qui lui permet de choisir et d’éviter des actions dans sa vie, mais qui le mène aussi vers la suspension du jugement. Cette raison sceptique est indissociable de ce qui apparaît (phainómenon) et avoir le phainómenon comme guide pour la vie n’est que suivre sans croyance (adoxástos) les moeurs, les lois et les conditions dans lesquelles on est immergés. Dès lors, le pyrrhonien agit dans la vie d’une manière rationnelle et cohérente ; s’il suit les moeurs, c’est parce que cette raison sceptique lui indique de le faire.

10h30-11h25
Máté VERES, Chargé de cours à l’Universität Hamburg et à l’Université Loránd Eötvös de Budapest : « Sextus Empiricus on religious aetiology »
Abstract : In his two discussions of theology, Sextus Empiricus argues for suspension of judgement concerning a range of dogmatic tenets about the conception, existence, and providential activity of god. Nevertheless he adds in both works the caveat that, having made their case against religious and irreligious dogmatism, Pyrrhoneans will engage in the religious cult of their respective communities without thereby breaching their suspensive policy.
The fixity of Sextus’ philosophical agenda has been called into question on the following grounds. The conceptual section in the Outlines of Pyrrhonism (PH) concludes that, if one goes by what dogmatic philosophers say, one will be forced to think that god is inconceivable. By contrast, the conceptual section in Against the Physicists I (M IX) does not offer arguments for the inconceivability of god, but only for the more modest claim that several noteworthy explanations of the emergence of religious belief are unsatisfactory. In this respect, M IX seemingly fails to live up to the standard set by PH III.
In this paper, I resolve the tension by arguing that the conceptual sections of PH III and M IX target different dogmatic strategies, and hence motivate suspension of judgement about different dogmatic tenets. In support of my claim, I propose that the M IX discussion of the origin of religious belief, or a significant chunk of it, derives from an Epicurean source that supported the claim that all humans by nature possess a preconception of god.
By seizing upon these arguments, Sextus can accomplish two things. First, he blocks the inference from a naturally arising conception of god to the existence of god in a different way than he does in PH III. Second, he offers yet another consideration that, given their lack of any dogmatic view concerning the origin of religious belief, Pyrrhoneans can simply acquiesce in the religious practice of the community to which they happen to belong. Sextus’ discussion of religious aetiology does not confuse his project of Pyrrhonean therapy but rather brings it to bear on yet another topic of contention.

11h30-12h30
Nicola PANICHI, professeure à l’Ecole Normale Supérieure de Pise (Italie) : « Anthropologie et imagination de Gianfrancesco Pico à Montaigne »
Résumé : En 1501 Gianfrancesco Pico della Mirandola confie à un petit traité (De imaginatione) une thèse anthropologique en rupture avec Ramon Sibiuda (Raymond Sebond), Marsilio Ficino et son oncle, Giovanni Pico. Il s’agit d’une sorte de manifeste critique de l’idée de l’élévation scalaire de la nature humaine au divin – un horizon que toutefois Gianfrancesco n’abandonnera jamais complètement et qui ne manquera pas de caractériser la recherche spéculative de son discours sur l’imagination, malgré la dégénérescence théorico-pratique de l’homme, l’inquiétude et la stultitia de cette faculté de l’âme et sa propension à descendre dans l’échelle de la nature.
Sur le présupposé d’une anthropologie sceptique, Montaigne (qui aurait pu lire le traité en latin et dans sa traduction française par Jean-Antoine de Baïf) attribue à l’imagination, comme principe de la temporalité et de la métamorphose, la possibilité pour l’homme de devenir pleinement humain, en valorisant, lui aussi, l’instance naturaliste de Synésios de Cyrène qui sera relancée, dans les mêmes années, par Giordano Bruno.

APRES-MIDI
Présidence : Pierre-François Moreau

14h-14h55
Nikolaus Egel (Université de Münster) : « La naissance du scepticisme moderne à partir de l’esprit du fidéisme. Jérôme Savonarole comme inspirateur de l’Examen vanitatis doctrinae Gentium et veritatis Christianae disciplinae de Jean-Francois Pic de la Mirandole »
Résumé : Jean Pic de la Mirandole avait 23 ans lorsqu’il fit publier ses 900 thèses à Rome en 1486 avec le but d’une discussion publique dans l’esprit de la perennis philosophia et sapientia aeterna. Mais le Pape Innocent VIII. a fait interdire le texte dès 1487. Jean Pic de la Mirandole s’aperçut plus tard que son projet de une pax philosophorum était voué à l’échec : au lieu de la philosophie, il proposa peu avant sa mort à son neveu Jean-Francois Pic de la Mirandole « aumône et prière » afin de plaire à Dieu. Le prophète et prédicateur de pénitence Jérôme Savonarole, ami de Jean Pic et de son neveu Jean-Francois Pic, prêcha un sermon pour lui peu après la mort de Jean Pic en 1494, dans lequel il déclara qu’il avait voulu rejoindre l’Ordre Dominicain. C’est dans ce contexte que commence l’histoire du scepticisme moderne et d’une méthodologie scientifique qui cherche à se libérer de ses prédécesseurs : Jean-Francois Pic rapporte que peu avant sa mort, Savonarole avait chargé les deux humanistes florentins Giorgio Antonio Vespucci et Zanobi Acciauoli de traduire les travaux fondamentaux de Sextus Empiricus sur le scepticisme « car il détestait l’ignorance de beaucoup de gens qui se targuent de savoir quelque chose ». Ce que Jean Pic voulait apporter à l’unité de la philosophie a été rejeté par Savonarole et Jean-Francois Pic : des traditions philosophiques qui ne pouvaient plus être maîtrisées dans les formes de discussion et de pensée de leurs prédécesseurs. De cette esprit de Savonarole Jean-Francois Pic a publié en 1520 son Examen vanitatis doctrinae Gentium et veritatis Christianae disciplinae, le premier ouvrage systématique et sceptique du début de la période moderne qui cherchait à détruire la philosophie afin de faire place sur ses ruines à un scepticisme fidéiste chrétien qui cherchait la sécurité suprême exclusivement dans la foi chrétienne. Cette conférence montrera que Savonarole et Jean Pic ont ainsi – contrairement à leurs intentions actuelles – fondé le scepticisme moderne et donc une nouvelle méthodologie scientifique de l’esprit du scepticisme fidéiste.

15h-15h55
Barbara DE NEGRONI, professeure de khâgne au lycée Auguste Blanqui (Saint Ouen) : « Les effets des croyances : la force de l’imaginaire »
Résumé : Il s’agit d’examiner à partir du chapitre III, 11 (« Des boiteux ») des Essais de Montaigne les effets des croyances dans les procès de sorcellerie et dans les plaisirs érotiques, afin de montrer qu’il ne suffit pas de récuser les histoires de sorcières au nom d’une critique de la superstition : il y a à comprendre comment une croyance joue un rôle, précisément parce que l’imaginaire, qui est cru, produit des effets.

16h-16h55
Gianenrico PAGANINI, Professeur à l’Université du Piémont oriental, Vercelli (Italie) : « Scepticisme, croyance et action. Descartes et les néo-académiciens »
Résumé : Les études anglo-saxonnes sur l’histoire du scepticisme ancien, le plus souvent de style analytique, ont eu une retombée importante même sur l’histoire du scepticisme moderne, y compris la vexata quaestio du rapport de Descartes avec les courants sceptiques antiques. Selon ces études, Descartes aurait été plus « radical » que les sceptiques anciens et les aurait devancés en affirmant un « existence skepticism » au lieu du simple « property skepticism ». Cette thèse, soutenue par Burnyeat at autres, a été contestée par G. Fine qui a mis en question un autre genre de distinction entre les anciens et les modernes, selon laquelle les premiers auraient désavouent la croyance, tandis que les modernes ne désavouent que la connaissance, en acceptant la fonction pragmatique des beliefs. Dès qu’on rattache au moins en partie l’inspiration de la morale cartésienne au courant néo-académicien, il devient aisé de situer les rapports entre le doute et la vie dans une perspective plus souple et plus harmonique que dans une perspective purement pyrrhonienne.

17h-17h55
Masako TANIGAWA, chargée de recherche à la Société Japonaise de la Promotion des Sciences :« Anthropologie sceptique et croyance historique chez Bayle »
Résumé : Dans le Dictionnaire historique et critique (1696), pour parvenir à la certitude historique, Bayle recourt à la notion de « probabilité ». Nous trouvons les mentions à la probabilité concernant l’événement humain dans la Critique générale (1682) de Bayle, sous forme de réponse à la première partie de l’Apologie pour les catholiques (1681) d’Arnauld. Dans ces textes, il s’agit du complot papiste en Angleterre (1678 - 1681). Arnauld rédige son Apologie pour prouver les innocences des jésuites exécutés pour avoir conspiré contre l’État anglais. Bayle ne donne à la défense d’Arnauld qu’une certaine probabilité dont la certitude peut être renversée par un autre argument « probable ». Comme Nicole le montre, cette attitude de Bayle, appelée « pyrrhonisme », est une stratégie protestante ayant pour but de ne pas reconnaître la légitimité de l’argument des ennemis catholiques. Nous détaillons comment, Bayle fait de telle « probabilité » le fondement « scientifique » de l’histoire.

Fin de la première journée : 18h00


Jeudi 14 mars

Anthropologie sceptique et naturalisme
Salle D2.128

MATINÉE
Présidence : Sylvia Giocanti

9h30-10h25
Luiz ALVEZ EVA, professeur à l’Université Fédérale de ABC de Saõ Paulo (Brésil) : « Scepticisme et naturalisme moral chez Montaigne »
Résumé : Il est bien connu que les Essais recèlent des réflexions et des arguments sceptiques provenant des sources pyrrhoniennes et académiques, à titre d’éléments incorporés à la propre sagesse de Montaigne. Tel est le cas, par exemple, dans l’Apologie, des arguments — puisés chez Sextus Empiricus— contre la croyance en l’existence d’une loi naturelle. Il y a pourtant lieu de se demander jusqu’à quel point cette empreinte sceptique peut expliquer, de façon plus générale, la dimension plus personnelle de la réflexion montanienne sur la morale.
En effet, dans le scepticisme ancien, le traitement laconique de cette question donne lieu parfois à des doutes sur le profil moral propre à cette philosophie. Il propose l’adhésion à la coutume et aux lois de son pays. Mais dans quel sens et de quelle façon ? En plus, dans les Essais de Montaigne on remarque à plusieurs occasions le développement de réflexions morales qui font appel à une sorte de naturalisme —comme c’est le cas dans ses critiques de la cruauté.
Nous avons donc l’intention d’explorer deux aspects par lesquels il serait possible de mettre en question le rapport entre scepticisme et naturalisme dans la pensée de Montaigne autour de la morale. D’un côté, en ce que concerne la dimension plutôt descriptive ou "anthropologique" de la morale, nous souhaitons examiner dans quelle mesure sa fameuse déclaration selon laquelle "chaque homme porte la forme entière de la condition humaine" serait compatible avec une posture philosophique sceptique. Mais aussi, deuxièmement, nous voudrions considérer ce problème au niveau normatif de ses jugements moraux. S’agit-il toujours de scepticisme, lorsqu’il s’agit de se prononcer sur des modèles de vertu ou de conduite moralement respectables ?

10h30-11h25
Celso MARTINS AZAR FILHO, Professeur aux Universités Fédérales Fluminense et de Rio de Janeiro (Brésil) : « « Lucrèce contre Lucrèce : la vérité des sens dans la conclusion de l’Apologie de Montaigne »
Résumé : La conclusion de l’Apologie de Raymond Sebond présente un moment décisif pour la construction du cadre conceptuel des Essais : nous pouvons y apprécier des aspects décisifs du fonctionnement de la méthode essayiste et, dans l’argumentation autour de la réfutation de la certitude sensible (qui est là en parallèle avec la négation de la certitude rationnelle ou intellectuelle), un aperçu de ses raisons constitutives. Nous y étudierons les citations de Lucrèce : l’intention est de contribuer à clarifier certains aspects de l’élaboration de l’essai en tant que discours philosophique à la croisée de l’ontologie, de la physiologie, de l’éthique et de l’esthétique – ou du scepticisme et du naturalisme ».

11h30-12h25
Richard BETT, professeur à l’Université Johns Hopkins, Baltimore (USA) : « Is Scepticism Natural ? Ancient and Modern Perspectives »
Résumé : Reflections on scepticism in modern philosophy are often ambivalent about the naturalness of scepticism. On the one hand, under the influence of Descartes, sceptical doubt itself is often seen as entirely natural, a simple consequence of the attitudes we take to the world and to ourselves in everyday life. On the other hand, the sceptical conclusion that we know nothing, about the “external world” or some other domain, is generally seen as unnatural, indeed impossible for human beings to accept. This ambivalence is especially obvious in Hume, but it is also present in much contemporary Anglophone philosophy. The paper will explore various modern and contemporary perspectives on whether, or in what ways, scepticism conforms to or is at odds with human nature. It will also compare these perspectives with those of the ancient Greek sceptics on the same question. Sextus Empiricus certainly thinks that it is possible for human beings to live a sceptical life ; indeed, he thinks it is preferable to the alternative. But the original sceptic Pyrrho, while agreeing about this, also described the sceptical attitude as “stepping outside the human”. Hence there may be no simple answer to the question in either the ancient or the modern period.

APRES-MIDI
Présidence : Delphine Antoine-Mahut

14h-14h55
Isabelle MOREAU, Maîtresse de conférences à l’ENS de Lyon (IHRIM) : « Paresse ou scepticisme dans l’Entretien de M. Pascal et de M. de Sacy  ?" »
Résumé : L’Entretien de M. Pascal et de M. de Sacy est un texte capital, qui témoigne du rôle paradigmatique alloué à Montaigne dans la formulation de l’anthropologie pascalienne. C’est aussi un récit d’origine, qui enregistre une double réaction devant l’héritage montainien : réaction de rejet, dans le cas de Sacy ; éloge paradoxal, dans le cas de Pascal. Ce dernier bute en effet sur une difficulté, qui tient à l’utilisation apologétique du pyrrhonisme : le pyrrhonisme sert de propédeutique à la foi ; le pyrrhonisme débouche sur la paresse. Les notions de « paresse », de « lâcheté » et de « repos » forment ainsi un réseau lexical puissant qui traverse l’Entretien de part en part, en parallèle avec les notions de « superbe », d’« orgueil » et de « présomption ». Cette polarisation passionnelle de l’histoire de la philosophie permet d’articuler à nouveaux frais histoire de la philosophie et topographie de l’âme, renouvelant de l’intérieur l’anthropologie augustinienne des passions.

15h-15h55
Claude GAUTIER, Professeur à l’ENS de Lyon (Laboratoire Triangle) : « Naturalisme ou scepticisme : retour sur la critique pragmatiste de Hume »
Résumé : Le premier pragmatisme reproche souvent à Hume une conception abstraite de l’expérience dont les contours viendraient limiter la portée de son naturalisme. Le scepticisme de son attitude pourrait alors s’expliquer par le manque de radicalité de son naturalisme. Je souhaiterais revenir sur le contenu de cette critique pour tenter de poser autrement la question du scepticisme chez Hume ; pour tenter de faire de ce scepticisme non pas l’expression d’une concession mais celle d’une revendication venant qualifier une méthode positive d’observation et de connaissance. 

16h-16h55
Joëlle ZASK, maîtresse de conférences à l’Université de Provence (Aix-Marseille, IHP) : « le problème du relativisme culturel » 
Résumé : Quel sens donner à « culture » pour éviter le relativisme qui consiste à suspendre son jugement moral ou politique concernant les diverses pratiques culturelles existant dans le monde ? A partir de la notion pragmatiste d’expérience et celle de « culture » chez Franz Boas et Edouard Sapir, qui nous mèneront à explorer les relations entre individuation et socialisation, nous tenterons d’apporter des réponses à cette question. 

17h-17h55
Olivier TINLAND, maître de conférences à l’Université Paul Valéry (Montpellier, CRISIS) : « À quelles conditions un ironisme libéral est-il possible ? Scepticisme et politique selon Rorty »
Résumé : Selon Richard Rorty, la communauté libérale, contrairement aux autres, semble non seulement compatible avec une forme de scepticisme, mais suppose, à titre d’utopie régulatrice, la généralisation d’un type d’homme sceptique, l’ironiste libéral, en lequel s’incarne la conscience aiguë de la contingence des justifications de la structure sociale à laquelle il appartient. Néanmoins, une telle généralisation ne va pas sans tension, dans la mesure où toute socialisation réussie suppose l’adhésion à une forme de sens commun, donc à des croyances indiscutées. Il s’agira d’étudier la manière dont peuvent s’articuler ces deux injonctions contradictoires : le libéralisme politique, en sa forme accomplie, conduit à une suspension sceptique de tout fondationalisme normatif, tout en requérant des pratiques de socialisation qui semblent incompatibles avec un tel scepticisme.

Fin de la seconde journée : 18h


Vendredi 15 mars

Approches transversales de l’anthropologie sceptique
Salle D2.020

MATINÉE
Présidence : Claude Gautier

9h-9h55
Jacques-Louis LANTOINE, chercheur associé, ENS de Lyon (IHRIM) : « Spinoza : une anthropologie (du) sceptique ? »
Résumé : Aux yeux de Spinoza, le scepticisme n’est que le résultat d’une confusion entre l’imagination et la raison, réduisant la seconde à la première (Éthique I, appendice). Il s’accorde cependant avec lui pour remarquer la variété des jugements selon les « dispositions du cerveau » (ibid.), et reprend certains tropes sceptiques pour invalider des positions dogmatiques qui prennent leur imagination des choses pour leur essence même. C’est notamment pour critiquer les définitions de l’homme par une essence spécifique que Spinoza mobilise l’idée de « dispositions du corps » (Éthique II, prop. 40, scolie I), chacun jugeant de l’essence de l’homme à partir de son imagination. Néanmoins, il affirme résolument le pouvoir qu’a la raison de connaître des vérités éternelles (ibid., propositions 41 et suiv.), si bien que le scepticisme apparaît à ses yeux comme l’expression d’une impuissance de la raison ou d’une « rage de contredire » (Lettre à Boxel, 56). Pourtant, conformément à la critique des définitions spécifiques évoquées ci-dessus, l’anthropologie spinoziste, exposée notamment dans les parties III et IV de l’Éthique, ne repose sur aucune définition de l’homme (voir Alexandre Matheron, « L’anthropologie spinoziste ? », et Julien Busse, Le problème de l’essence de l’homme chez Spinoza). Les limites de l’humanité sont relativement floues et sont définies non par une essence spécifique, mais par des aptitudes et pratiques plurielles et communes, objet d’une connaissance rationnelle par notions communes. Le naturalisme spinoziste, loin de fonder une anthropologie sceptique, ne donne pas lieu pour autant à une anthropologie dogmatique. Ainsi par exemple, « l’homme pense » (Éthique II, axiome 2), mais comme toute autre chose de la nature (Éthique II, proposition 13, scolie), et il est si loin d’être un « animal rationnel » qu’il lui arrive d’être sceptique.

10h-10h55
Delphine ANTOINE-MAHUT, professeure à l’ENS de Lyon (IHRIM) : « Scepticisme et science de l’homme chez les spiritualistes français du XIXe siècle. Le cas de Théodore Jouffroy »
Résumé : Le rapport du spiritualisme français du XIXe siècle au scepticisme est massivement celui du rejet. Dans sa triple dimension épistémologique, anthropologique et morale, le scepticisme apparaît en effet comme un moment à dépasser afin de promouvoir une psychologie rationnelle cartésienne émancipée des scories du doute et des effets délétères du sensualisme des Lumières. Le cas de Théodore Jouffroy permet cependant de rebattre ces cartes, à trois niveaux. 1/ Jouffroy distingue le « scepticisme de fait » de son époque d’un « véritable scepticisme », soucieux de mettre au jour les limites de la connaissance humaine et de se préserver des errances de la métaphysique absconse et de la religion. 2/ Ce réinvestissement positif de l’héritage condillacien se traduit par la défense d’un spiritualisme alternatif au spiritualisme officiel et dominant (celui de Cousin). 3/ Enfin, ce « véritable scepticisme » se construit dans un dialogue permanent avec l’un des plus féroces critiques contemporains de ce spiritualisme dominant : le médecin positiviste Broussais. Les enjeux épistémologiques et moraux du travail de Jouffroy s’ancrent ainsi dans une anthropologie d’autant mieux spiritualiste qu’elle sait être « véritablement » sceptique, c’est-à-dire informée de l’étendue et des bornes de la connaissance de l’homme par l’homme

11h-11h55
Sylvia GIOCANTI, MCF à l’Université de Toulouse Jean Jaurès / IHRIM-ENS de Lyon : « L’anthropologie sceptique de Montaigne dans l’anthropologie de Philippe Descola : une exception au sein du naturalisme des modernes »
Résumé : Si l’on examine les différentes ontologies qu’offre Philippe Descola dans ses travaux anthropologiques, il semble ne pas y avoir de place pour le scepticisme philosophique : les modes d’identification sont séparés des modes de relation (que Montaigne considère comme également constitutifs de l’identité), et tributaires dans leur élaboration théorique de ce que Descola appelle « le naturalisme », qui procède d’une séparation entre l’intériorité et la physicalité. Mais surtout, au sein de cette classification, le scepticisme philosophique ne se rencontre ni dans le « naturalisme » caractéristique de la modernité (qui intègre pourtant les grands courants philosophiques), ni dans « l’analogisme » qui caractériserait la Renaissance selon Foucault, encore moins dans le « totémisme ». Pourtant, Descola se réfère abondamment au discours sceptique de Montaigne comme une exception, notamment en raison de l’égalité de position que l’auteur des Essais accorde aux vivants non-humains. Si cette considération ne permet pas pour autant à faire de Montaigne un animiste, elle attire l’attention sur l’importance du perspectivisme méthodologique de Montaigne, sur sa méthode comparatiste fondée sur le primat de la dissemblance, sur la coexistence dans les Essais d’un « multinaturalisme » (Viveiros de Castro) et d’un multiculturalisme. En confrontant le discours sceptique de Montaigne sur l’homme et un discours anthropologique émanant des sciences humaines et sociales, nous chercherons à tirer parti de ce point de vue que la philosophie sceptique peut prendre sur les sciences humaines, et qu’elle peut prendre en retour sur elle-même, de l’extérieur, à partir du discours des anthropologues.

12h-12h55
Raphaël KÜNSTLER, PRAG à l’Université de Toulouse-Jean Jaurès (Erraphis) : « Méta-induction pessimiste et anthropologie sceptique « »
Résumé : La philosophie générale des sciences de tradition analytique est centrée, depuis la publication par Putnam de Meaning and the Moral Sciences en 1978, et par van Fraassen de The Scientific Image en 1980, sur la question dite du réalisme scientifique : Les descriptions théoriques des réalités inobservables expriment-elles des connaissances ? Dans ce débat, l’argument principal des sceptiques anti-réalistes (c’est-à-dire refusant la possibilité d’une connaissance des réalités inobservables) consiste à faire remarquer que, au cours de l’histoire des sciences, les scientifiques ont souvent affirmé l’existence d’objets inobservables (par exemple l’éther, le phlogistique, le calorique, l’espace absolu et le temps absolu, etc.), avant, quelques années plus tard, de se rétracter. Cet argument, dit argument de la méta-induction pessimiste, est habituellement considéré comme récent, ce qui semble normal, étant donné qu’il a fallu attendre un déploiement suffisant de l’histoire des sciences pour être en mesure d’utiliser la connaissance de cette histoire pour douter des sciences. Cependant, la généalogie du débat du réalisme scientifique, sa remise en perspective historique, en découvre des racines profondes et reculées. Non seulement cette discussion était centrale au début du XXe siècle, avec Duhem, Poincaré ou Mach, mais elle l’était déjà à la Renaissance avec les discussions suscitées par la publication du De revolutionibus orbium coelestium, et sa préface par Osiander. Et, si on accepte en outre la généalogie qu’a proposé Duhem de ces débats sur le copernicianisme, selon lesquel la philosophie de l’astronomie avait déjà posé les termes du débat dès les débuts de l’école platonicienne, débat qui se prolonge dans les philosophie antique et médiévale, la question du réalisme scientifique serait déjà posée par Platon. Accepter une telle périodisation large du débat pose corrélativement la question de savoir quand dans cette histoire été formulé pour la première fois l’argument de la méta-induction pessimiste. L’objectif de ma communication est de répondre à cette question, et de soutenir la thèse selon laquelle c’est déjà dans, mais seulement dans, l’anthropologie sceptique de Montaigne que l’argument a trouvé — ou presque — la formulation qu’il doit avoir dans le débat actuel

Fin de la 3e journée : 13h00