Céline DUVERNE « Poètes, poésie et poéticité dans l’oeuvre d’Honoré de Balzac »

Le jury est composé de :
Olivier BARA, professeur à l’université Lyon 2, co-directeur
Régine BORDERIE, maîtresse de conférences HDR à l’université de Reims Champagne Ardenne
Andrea DEL LUNGO, professeur à la Sorbonne université, rapporteur
François KERLOUEGAN, maître de conférences à l’université Lyon 2, co-directeur
Marie-Eve THERENTY, professeure à l’université Paul Valéry Montpellier III, rapportrice
Alain VAILLANT, professeur à l’université Paris Nanterre

Résumé
Dans une ère où le roman cherche sa formule, Balzac prend acte de cette grande mobilité générique pour explorer sans restriction le champ des possibles. La présente étude entend ainsi repenser toute son esthétique à la lumière de la poésie, en émettant l’hypothèse que son itinéraire de romancier s’inscrit davantage dans un dialogue avec celle-ci que dans un rejet littéral. C’est d’abord sous l’angle d’un fantasme générationnel que la poésie s’impose à lui : des esquisses versifiées à la prose poétique romantique, l’aspirant écrivain ne peut faire l’économie de ce genre matriciel pour espérer côtoyer les cimes. Se rêver en poète n’implique pourtant pas de se voir reconnaître le « don de poésie », et c’est à ce cuisant échec qu’il ne cessera d’être confronté. Il faut dès lors comprendre comment son rejet hors de ces hautes sphères, loin d’éclipser le fait poétique de ses préoccupations, a nourri son discours fictionnel et paratextuel, comme son rapport à l’épineuse question du style : c’est dans un rapport concurrentiel et passionnel avec la poésie que s’est construit le roman balzacien.
En élaborant une poéticité nouvelle au carrefour d’influences multiples, le coup de maître de Balzac a consisté à discréditer la poésie dans son acception traditionnelle, pour mieux la réincorporer au sein du roman : l’idéal déchu ne pouvait être rédimé qu’au prix d’une absorption dans le tissu romanesque, dont il devient simple matériau. La déchéance proclamée du poète officiel profite à des réalités prosaïques élevées à ce rang suprême, pour œuvrer à une paradoxale poétisation de la vie moderne et de ses attraits. À l’heure où le triomphe du roman-feuilleton reconfigure tout l’échiquier des pratiques littéraires, la poéticité survit indépendamment des cadres génériques y afférant pour devenir l’apanage d’un type de regard et de rapport à la langue. À mesure que la prose démocratique met en cause la prétention de la poésie à subsumer toute la création, sa représentation sous la plume de Balzac évolue vers l’expression d’un écart, d’une déviance vis-à-vis d’une norme implicite, qui l’identifie à une pomme de discorde voire un outil de subversion de la mécanique romanesque.
Penser l’intrication de la poésie dans l’univers artistique d’un historien autoproclamé, journaliste ambivalent, c’est œuvrer à redéfinir sa « modernité ». Mais loin de substituer une visée téléologique à une autre – « Balzac ancêtre de Zola » devenant « Balzac précurseur de Baudelaire », tout l’enjeu consiste à décloisonner la perception d’un second dix-neuvième siècle écartelé entre une certaine modernité romanesque initiée par La Comédie humaine, prolongée par les réalistes et bientôt appelée à d’autres embardées, et une modernité poétique, évoluant sur un terrain parallèle mais autonome et tendue vers d’autres innovations. La pluralité de l’écriture balzacienne, dans ce moment d’extrême plasticité du matériau romanesque et du concept de poésie, dément toute solution de continuité trop nette entre deux genres qui évoluent au contact l’un de l’autre, jusqu’à cette affirmation mallarméenne au tournant du siècle : « Toute la tentative contemporaine du lecteur est de faire aboutir le poème au roman, le roman au poème ».