Écrire l’inouï - La critique dramatique dépassée par son objet (XIXe- XXIe siècles)


Organisé par Olivier Bara (IHRIM) & Jérémie Majorel (Passages XX-XXI) Université Lumière Lyon 2

Ouvrage issu du colloque

Les propositions de communication – d’environ 3 000 signes – sont attendues avant le 1er septembre 2018.
Contacts :
Olivier Bara
Jérémie Majorel

Argumentaire

Les moments où la critique dramatique semble dépassée par son objet ‒ texte et/ou mise en scène ‒ du XIXe siècle, phase d’entrée dans la culture médiatique et d’institutionnalisation de la critique dramatique, à aujourd’hui : tel est le motif principal de ce colloque.
Comment les critiques tentent-ils de percevoir, d’écrire, de rendre compte, de nommer, d’institutionnaliser ‒ autant de gestes qu’il ne faudrait pas amalgamer ‒ ce qui leur paraît radicalement nouveau ? Un critique risque toujours de confondre l’inouï avec l’inaudible, l’inédit avec l’interdit, le jamais vu avec l’invisible, ou ramener tout au déjà vu, entendu et dit. Mais dans la méconnaissance se fraye peut-être déjà une paradoxale reconnaissance qui chemine quelquefois longtemps et par des voies de traverse. Avec un peu de recul historique, on pourrait reconstituer l’épistémè ou l’ordre du discours ‒ au sens foucaldien ‒ d’un critique, d’un journal, d’une revue, de la réception d’une saison théâtrale dans « la » presse, voire d’une époque ‒ s’il était pertinent d’en discerner (l’époque Sarcey, Barthes & Dort, Colette Godard...) dans une histoire de la critique dramatique qui ne fusionnerait pas tout à fait avec celle du théâtre.
Cependant, ce colloque n’entend pas privilégier l’approche de type monographique et chronologique : goûts de telle plume, de telle période, de tel journal... Cette approche a certes ses vertus, déjà bien éprouvées. Il s’agirait plutôt de repérer des constantes ou d’opérer des comparaisons dans la nature des événements théâtraux qui désemparent la critique ainsi que dans les phénomènes de déstabilisation qui s’infiltrent au sein de ses protocoles de réception. On voudrait également déplacer l’accent vers des écritures critiques, notamment la manière dont des objets apparemment irréductibles tendent à modifier ces écritures, jusqu’aux supports de leur exercice : création d’une nouvelle rubrique voire d’une nouvelle revue pour rendre compte d’une proposition théâtrale radicalement nouvelle ou défendre tel metteur en scène « assassiné » par la presse, changement d’énonciation ou procédé de fictionnalisation, passage du papier au numérique, de la ligne éditoriale au blog singulier ou au site pluraliste pour porter d’autres gestes... Il s’agirait aussi d’ouvrir le champ des possibles dans les causes de la perturbation des critiques. Sans parler seulement d’esthétique scénique et/ou de ramaturgie, des innovations dans les conditions de la représentation peuvent être en soi perturbantes : quid de l’apparition de l’électricité dans les salles du XIXe siècle en regard de l’introduction des premières vidéos dans les mises en scène contemporaines ? Ou bien de la tournée en 1822 des comédiens anglais jouant Shakespeare en version originale comparée à l’accueil parisien du Berliner Ensemble en 1954 ?
L’enjeu serait aussi de repenser la nature des échanges, dans les deux sens, entre écriture critique et proposition dramatique ou scénique. Il semble qu’une complexité du processus de reconnaissance soit perdue lorsque se répandent des étiquettes : « théâtre romantique », « théâtre d’art », « d’avant- garde », « de l’absurde », « théâtre postdramatique », « écriture de plateau »…, qui enferment dans un déjà-vu et un déjà-connu rassurants. À l’inverse, une esthétique scénique et une dramaturgie peuvent-elles imposer, par leur efficace propre, un infléchissement des conditions de leur accueil par la presse, un bouleversement des protocoles de l’écriture critique ou un effacement des catégories admises ? Mais le critique dramatique peut aussi en partie inventer son objet. Certains sont des écrivains à part entière : dans leur capacité à donner forme scripturale à l’inouï et à l’« invu » ou à évoquer un spectacle vivant qui n’est plus, vivant parce que mortel, mémorable parce que voué à l’oubli, ne laissant bien souvent pas d’autres captations qu’écrites ‒ traces qui font rêver et non preuves qui ferment les questions. Se dessine le portrait du critique dramatique en « chasseur d’oubli » (Jean-Pierre Thibaudat). Ce peut être en un sens très littéral, comme lorsque les journalistes courent littéralement derrière les improvisations de Frédérick Lemaître dans les années 1830 pour saisir au vol les variantes de son Robert Macaire, spectacle métamorphique.

Les moments où la critique semble dépassée par son objet déplace celle-ci aux antipodes d’une parole de vérification. Des écritures critiques fraient alors avec une parole de « véridiction » (Jean-Christophe Bailly) à l’endroit du théâtre. Elles ne rabattent pas l’hétérogénéité théâtrale à la seule dimension langagière ou narrative, mais font de leurs chroniques, de leurs articles, de leurs essais, un théâtre de la langue qui rouvre tout le spectre de la mimésis. Il y a bel et bien une écriture dans la critique dramatique ‒ par-delà promotion, recension ou jugement de goût, par-delà un format journalistique réduit progressivement à peau de chagrin ‒ qui engage une subjectivité spectatrice redéfinie. Ce serait l’occasion de revenir, de ce point de vue, sur certains événements marquants et d’historiciser le geste critique : pour En attendant Godot, si on relit la presse française des années 1950-1960, c’est moins la mise en scène de Roger Blin qui a posé problème ‒ au contraire ‒, que simplement résumer la pièce de Beckett. Il en allait de même pour les drames de Bouchardy dans les années 1830 et 1840, proprement « irrécupérables » pour la critique, du seul point de vue narratif. De la trop fameuse bataille d’Hernani au premier spectacle de Romeo Castellucci programmé au Festival d’Avignon en 1998 en passant par la vogue faussement uniforme du vaudeville au cours du XIXe siècle, l’accueil de la dramaturgie de Maeterlinck, d’Ibsen et de Strindberg ou de la scène naturalo-symboliste à la fin du XIXe siècle, la découverte de Kantor à Nancy dans les années 1970, la Bérénice de Klaus Michael Grüber au Français en 1984, ainsi dénaturaliserait-on ce qui paraît maintenant plus ou moins définitivement canonisé, répertorié, institutionnalisé, légendé afin de ressaisir ce qui alors a dû s’inventer dans l’écriture critique entre « le jeu social, le théâtral et le spectral » (Yannick Butel).


Comité scientifique :
Olivier Bara (université Lyon 2), Yannick Butel (université Aix-Marseille), Marco Consolini (université Paris 3), Mireille Losco-Lena (ENSATT), Sophie Lucet (université Paris 7), Arnaud Maïsetti (université Aix-Marseille), Jérémie Majorel (université Lyon 2), Olivier Neveux (ENS de Lyon), Anne Pellois (ENS de Lyon), Romain Piana (université Paris 3)