Erwan AUTÈS « Administrer la santé mentale. Rhétoriques et politiques de l’expérience »

Le jury est composé de :
Mme CARVALLO Sarah, professeure des Universités en Philosophie, université de Franche-Comté, examinatrice
M. PIERRON Jean-Philippe, professeur des Universités en Philosophie, université de Bourgogne, examinateur
Mme KOTOBI Laurence, maître de conférences en Anthropologie - HRD, université de Bordeaux, examinatrice
M. LÉZÉ Samuel, maître de conférences en Anthropologie - HRD, ENS de Lyon, directeur de thèse
Mme LLOYD Stéphanie, professeure agrégée en Anthropologie, université Laval, Québec, rapporteure
M. PIERRU Frédéric, chargé de recherches en Sociologie CNRS, Université Lille 2 Droit-Santé, examinateur
Mme WEBER Florence, professeure des Universités en Anthropologie, ENS Paris, rapporteure

Résumé

Dans l’espace politique de la santé mentale, la bureaucratie sanitaire ne cesse de faire l’objet de critiques de la part des psychiatres. Or, les recherches se focalisent plus volontiers sur un exotisme de l’intérieur : le travail psychiatrique et l’expérience des patients. C’est ainsi que l’administration, qui est pourtant une sphère d’action concrète, est rendue plus abstraite encore, un simple rouage de la nouvelle raison instrumentale du monde. De ce fait, c’est l’analyse de cette « boîte noire » que se propose de réaliser cette thèse dans une perspective d’anthropologie politique de la santé mentale et d’épistémologie sociale.
L’objectif est d’éclairer les évolutions institutionnelles de la santé mentale en France au cours de la décennie 2010. Dans cette conjoncture, « l’expérience » est devenue une catégorie au fondement d’une nouvelle économie morale dans les politiques publiques questionnant l’expérience de la maladie, les conceptions publiques de l’assistance, le rôle des soins en santé mentale, l’agentivité des malades. Quel est le fondement et les conséquences de cette politique de l’expérience qui déclasse l’expérience clinique (niveau le plus bas de la hiérarchie des preuves dans l’Evidence-Based Medicine) et valorise l’expérience collective des patients ? Comment une expérience peut-elle se convertir en expertise ?
L’analyse porte non seulement sur les réponses de l’administration, des cliniciens comme d’un nouveau genre de patients à cette question, mais aussi sur le travail de thèse en tant que tel. L’étude est en effet ancrée dans un travail de terrain multi-situé, conçu comme une ethnographie d’assemblage, explorant des manifestations locales d’un problème commun, à partir d’une posture d’agent d’administration locale de la santé. Le corpus est composé d’entretiens (n=24), d’observations (n=84) et des notes de terrain, de 2010 à 2019, recueillis dans différents sites en France, au sein de différentes administrations publiques (mairie, agences régionales de santé).
Le premier chapitre analyse les caractéristiques du terrain bureaucratique – royaume de l’impersonnalité et degré zéro de l’exotisme – ainsi que les conditions de production des données en montrant que cette politique de l’expérience s’inscrit entre économie morale de l’authenticité et économie morale de la vertu. La bureaucratie dite rationnelle recèle une dimension négligée pour comprendre son fonctionnement contemporain : sa lente perfectibilité s’accommode fort bien d’un empirisme modernisateur.
Le deuxième chapitre est consacré à l’analyse généalogique des différentes dimensions de l’expérience de la maladie mentale en France, avec un focus sur les populations les plus précaires. Sont restitués des cheminements biomédical, politique et social de l’expérience, en partie étanches, pour conduire à un cadastrage de l’expérience singulière de la maladie, qui devient opposable aux preuves de la médecine, produit des rhétoriques et légitime des politiques de l’expérience.
Le troisième chapitre explore les diffractions de l’idéal du patient autonome à l’échelle des pratiques locales au sein d’un réseau de professionnels de santé mentale et de réunions de cas complexes.
Le quatrième chapitre approfondit l’étude des conceptions de l’autonomie à l’échelle des communautés thérapeutiques en addictologie, dispositif atypique en France au regard de la reconnaissance d’un rôle thérapeutique de l’expérience des pairs.
Le cinquième chapitre est consacré à l’échelle régionale de déploiement des politiques publiques de santé mentale. À partir de l’activité administrative conçue comme patch work concourant aux aggiornamentos institutionnels, l’implémentation en cours de dispositifs agissant avec et sur l’expérience sert d’analyseur des politiques publiques et des agencements institutionnels de la santé mentale.
En conclusion, peut se dégager dans une perspective d’épistémologie sociale le fondement empiriste des politiques de santé mentale et ses conséquences, ainsi que la valeur épistémique attribuée à l’expérience de la maladie, épreuve opposable aux preuves jugées les plus scientifiques.