La fabrique médiatique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia
Organisation : Olivier BARA (professeur, université Lumière Lyon 2), Marceau LEVIN (doctorant, IHRIM), Marie-Ève THÉRENTY (professeur, université Montpellier III), Adeline WRONA (doctorante, université Montpellier III)
Le projet ANR Numapresse qui met en place une histoire littéraire et culturelle de la presse du XIXe siècle au XXIe siècle fondée sur les corpus de presse numérisés et des outils de lecture automatisés de ces corpus, organise un colloque sur l’écriture, la diffusion et la reproduction des récits de vie et de leurs biographèmes, depuis les grands dictionnaires biographiques du XIXe siècle jusqu’aux notices biographiques publiées aujourd’hui sur Wikipédia, en incluant évidemment la production et la création de récits de vie dans la presse de cette période.
Dans le cadre des études portant, au sein de Numapresse, sur les phénomènes médiatiques de viralité, on se propose donc d’accorder une attention particulière à la production de récits de vie et à leur circulation médiatique et transmédiatique, dans les journaux, dans les biographies de contemporains en vogue au XIXe siècle (du Dictionnaire universel des contemporains de Vapereau aux Binettes contemporaines ou au Panthéon-Nadar qu’étudia Loïc Chotard) jusqu’aux pages biographiques rédigées aujourd’hui selon un mode collectif et participatif sur Wikipédia. Il s’agira notamment d’observer de près la mise en place, l’imposition et la circulation de séries de « biographèmes », ces unités élémentaires biographiques que Barthes identifie dans sa préface à Sade, Fourier, Loyola : “[…] si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des « biographèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie trouée en somme, comme Proust a su écrire la sienne dans son œuvre […]” (OC III, p. 706) Effectivement les caractéristiques des biographèmes sont leur brièveté, leur viralité et aussi une certaine capacité à, additionnés, composer des formes de vies, discontinues et morcelées, aptes à se fixer dans les mémoires.
Mais la “dispersion” et le “voyage” des “atomes” biographématiques semblent, sous la plume de Barthes, se produire dans un milieu indéfini, dans une forme d’apesanteur, hors de tout support de transmission, par les seuls bons soins d’un
“biographe amical et désinvolte”. Le biographe est-il seul auteur responsable des biographèmes qu’il transmet à la postérité ? Les travaux récents conduits sur l’édition, la presse, les médias invitent là comme ailleurs à prendre en compte les supports et à analyser la manière dont ils contribuent à reconfigurer les unités de sens et donc les biographèmes. Par quels canaux transitent ces éclats de vie figés, par quels supports sont-ils fixés, configurés avant d’être transmis et sans doute déformés ? Dans quels espaces et quels médias peut-on voir émerger les biographèmes : dans une rubrique journalistique (portrait, interview, nécrologie…), dans une brochure (comme Les Contemporains de Mirecourt), dans une notice de dictionnaire ? Peut-on observer la circulation de ces biographèmes et le jeu d’inflexions, modifications, amplifications qui les affectent au fil des reprises, avant leur éventuel effacement ou remplacement ? Les biographèmes diffèrent-ils lorsque les vies décrites sont imaginaires (Schwob) ou minuscules ? Les travaux pourront ainsi concerner une vie dont on suivrait la mise en récit transmédiatique sur un temps long, ou se concentrer sur un ensemble de biographèmes attachés à une catégorie de personnalités (l’acte de naissance supposé d’une vocation artistique, par exemple), ou encore envisager l’élection soudaine d’une personne élevée par la viralité (trans)médiatique, hier ou aujourd’hui, au rang de « figure publique » (voir Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité, 1750-1850, Fayard, 2014). Les raisons de l’élection d’une personne ou de la crispation à son sujet sur tels biographèmes seront questionnées. Plus généralement, une réflexion poétique sur l’évolution des codes biographiques pourra accompagner l’étude culturelle des modifications historiques des conditions de la célébrité.
Cinq pistes de réflexions sont proposées (mais toutes les propositions seront étudiées).
1/ D’une vie au récit d’une vie : quels sont les étapes, jalons, nœuds, tournants, passages obligés ? Constituent-ils des biographèmes et comment ces derniers se cristallisent-ils ? Sont-ils forcément post mortem ? On pourra suivre le devenir biographique d’un individu ou d’un groupe d’individus sur un temps long et à travers plusieurs médias (journaux, dictionnaires biographiques et biographies publiées en volume) pour repérer les mécanismes de la construction légendaire, de la construction mythographique… Dans le même esprit, on pourra également proposer une coupe historique identifiant une période propice à l’installation de biographèmes autour d’une personnalité ou d’un groupe donnés. Une étude préalable réalisée sur Sand ayant montré la misogynie de beaucoup de biographèmes (nymphomanie, frigidité), on pourra se demander si les biographèmes sont genrés, voire sexistes. On pourra étudier (voir toujours le cas de Sand) des affaires de judiciarisation des récits de vie ou des biographèmes.
2/ La viralité des biographèmes : il s’agira d’étudier la circulation, la reprise, la transformation, la parodie, la mise en illustration (caricature, photographie) des biographèmes. Des textes mineurs et oubliés sont parfois matriciels pour la postérité des individus qu’ils mettent en scène. Comment une rumeur devient-elle un biographème ? Quels sont les circuits et les passeurs qui expliquent les reprises entre dictionnaires biographiques et presse et vice-versa ? Comment Wikipédia, par exemple, qui a aujourd’hui une charte extrêmement stricte sur ses notices et sur les sources, traite-t-il les biographèmes ? Peut-on parler de plagiat à propos des biographèmes ? Quel est le lien entre auctorialité et biographème ?
3/ Une poétique historique des formes narratives et énonciatives. Il s’agira de repérer les formes biographiques en diachronie dans leur fonctionnement et les effets de sens qu’elles produisent. Quels sont les différents genres médiatiques concernés (récits de vie, nécrologies, portraits, reportages, interviews, notices de dictionnaires, fictions…) et peut-on les définir et les différencier ? Y-a-t-il aujourd’hui, à un moment où le vedettariat et la culture de visibilité font florès, une augmentation quantitative importante de ces formes dans la presse ou sur le net ? Quels sont les procédés poétiques mobilisés ? Un séminaire préalable à ce colloque en proposait quatre que l’on pourra interroger dans leurs implications cognitives et dans leur créativité : l’anecdotisation, la formulation, la citation, la falsification.
4/ Les contraintes, le formatage, les jeux d’hybridations découlant des supports et des rubriques accueillant ces récits de vie. On pourra donc étudier l’évolution des rubriques dans telle revue littéraire, tel journal mondain, tel journal people ou tel newsmagazine et voir à partir de quelques cas particuliers comment la porosité s’accomplit à l’intérieur d’un journal ou entre différents médias. On pourra suivre l’étude d’un support médiatique particulier, ou d’une catégorie de supports médiatiques (revue d’art, journal spécialisé, publication numérique...) pour y cerner des pratiques biographiques spécifiques (falsification, sensationnalisme).
5/ L’objectif est d’aboutir à une historicisation de ces pratiques de constitution des vies en série de biographèmes et de mise en circulation de ces derniers. Il s’agira de repérer dans les études de cas ou le dépouillement de supports des phénomènes de mode, des moments créateurs, des ruptures, des effets de collection.
Les études privilégiant des moyens de lecture automatisés (étude de viralité, détection automatisée des genres et des biographèmes, visibilisation) seront particulièrement bienvenues.
Les propositions, sous la forme d’un titre, d’une présentation de 1000 signes et d’une bio-bibliographie sont à envoyer d’ici le 30 juin 2022 à l’adresse suivante : Colloque RecitsDevie
Comité scientifique
Olivier BARA, Anthony GLINOER, Marceau LEVIN, Jérôme MEIZOZ, Sarah MOMBERT, Catherine NESCI, Nejma OMARI, Adrien RANNAUD, Denis SAINT-AMAND, Julien SCHUH, Mélodie SIMARD-HOUDE, Marie-Ève THÉRENTY, Adeline WRONA.
Illustration : Le Gaulois, 2 septembre 1860, portrait charge de Gustave Vapereau par Hadol.