Musique et Maladie


Organisation : Vincent BARRAS (Lausanne, Institut des humanités en médecine), Laurent FENEYROU (Paris, CNRS – STMS), Céline FRIGAU MANNING (Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3 – IHRIM)

Les propositions, sous la forme d’un abstract de 1 500 signes environ et d’une biographie de 5 à 10 lignes, sont à soumettre avant le 1er mars 2023, à l’adresse suivante : Laurent FENEYROU.

Ce colloque international (français/anglais) se propose de nouer histoire de la médecine et histoire de la musique dans le monde occidental, et d’interroger les conditions et les méthodes de leur dialogue à l’âge moderne, du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle. Il ne porte pas principalement sur la santé, le soin et les vertus thérapeutiques de la musique, mais sur l’étude des maladies.
Trois types d’approches sont envisagés, qui se baseront sur des périodiques et des traités de médecine, générale et spécialisée, sur l’histoire de la médecine, sur l’histoire des maladies, sur l’histoire des médecins, qu’ils soient illustres, ceux de Chopin, ou non, ceux de Schumann, par exemple, sur la littérature médicale consacrée aux musiciens, sur leurs biographies, sur leurs archives, sur leurs correspondances et sur leurs écrits d’orientation thérapeutique ou scientifique (les lettres de Leopold Mozart sont éloquentes à ce sujet, qui exposent les symptômes de son fils et, avec une certaine connaissance, ses traitements médicamenteux), sur l’iconographie qui leur est relative, sur les témoignages de leurs contemporains ou de spectateurs centrés sur une physiologie des effets, mais aussi, et surtout, sur les œuvres musicales :
1. Des études de cas ou des pathographies d’artistes, compositeurs et interprètes, dans le but de décrire les conséquences de la maladie sur la biographie, la pratique, voire l’esthétique du musicien. La figure du compositeur ou de l’interprète devient en effet décisive avec l’affirmation du sujet moderne. Dans un saisissant renversement, ce compositeur ou cet interprète, autrefois sorte d’Orphée, exprime, expose son pathos, et devient malade, de plus en plus gravement : Bach, Haendel, Mozart, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Chopin, Schumann, Puccini, Ravel, Bartók, par exemple, permettent d’aborder la chirurgie de l’œil, des tableaux cliniques plus ou moins complexes, des troubles psychiatriques, mais aussi l’histoire de l’hygiène, de l’hôpital ou de la sexualité, la pharmacologie, la pratique de l’autopsie… Il ne s’agit plus seulement d’établir un diagnostic, mais d’écrire une pathographie. Un tel genre implique un renouveau de la biographie et un régime singulier de discursivité qu’il conviendra d’interroger précisément. En ce sens, les communications se garderont bien de produire une énième tentative d’interprétation médicale qui prétendrait expliquer la créativité des musiciens ou plus largement le phénomène artistique au prisme des savoirs médicaux positifs du moment. Nous viserons, au contraire, à étudier les pathographies existantes ou le genre même dont elles relèvent en questionnant la tentation de soustraire le regard médical à sa détermination historique, ainsi que les modalités de prise en considération, du point de vue musical comme musicologique, du corps naturel de l’artiste.
2. Des études par maladies – syphilis, tuberculose, cancer, Sida…, mais aussi, dans le champ psychiatrique, schizophrénie et psychose maniaco-dépressive ou trouble bipolaire, auxquels s’ajoutent les pathologies construites comme spécifiquement musicales, comme les amusies, hypermusies, obsessions, « vers auditifs » ou « vers cérébraux ». Il conviendra d’étudier l’histoire de ces maladies et leurs descriptions médicales, à travers traités et autres documents historiques, mais aussi d’examiner la manière dont ces maladies sont rapportées à des musiciens, à leurs œuvres ou à leurs interprétations, à leurs discours, ainsi qu’à des représentations musicales, notamment dans le domaine, également littéraire et scénique, de l’opéra. Comment, par exemple, Giuseppe Verdi ou, récemment, Péter Eötvös représentent-ils, dans le genre lyrique, la tuberculose et le Sida, ou plus exactement celles et ceux atteints par ces maladies ?
3. Des études par disciplines médicales, en mesurant, par exemple, l’histoire de l’obstétrique à l’aune de la représentation de la naissance dans le domaine musical ; l’histoire de la pédiatrie à celle de l’enfance, vivace depuis le XIXe siècle, de Schumann à Stockhausen ; l’histoire de la pneumologie, particulièrement efficiente dans le cas du romantisme tardif, à celle du souffle ; ou l’histoire de la cardiologie à celle du rythme, ce dernier point faisant signe vers le thème, séculaire, de la musique et du pouls, connu depuis Hérophile, que François Nicolas Marquet revivifie au XVIIIe siècle, avec sa Nouvelle Méthode facile et curieuse, pour connoître le pouls par les notes de la musique, et dans lequel s’inscrit une composition comme Cardiophonie de Heinz Holliger.
Nous nous situerons donc au carrefour de l’histoire de la musique, de l’esthétique musicale, de l’histoire et de la philosophie de la médecine, en croisant les approches monographiques, comparées et synthétiques. Notre objectif ne sera pas, ce faisant, de nous inscrire dans la dynamique alimentée par les humanistes et les médecins attachés à « humaniser » les sciences médicales en prônant l’apport des arts, dont la qualité principale serait de développer la sensibilité, l’empathie ou la compréhension universelle. À rebours, nous questionnerons de telles approches utilitaristes et nous demanderons comment le musicien de l’époque moderne devient un objet d’étude, et plus précisément un patient ou un malade de choix. Pour expliquer sa constitution ou ses pathologies, multiples sont les modèles interprétatifs convoqués, qui courent sous la plume de médecins, mais aussi d’autres musiciens et de spectateurs. Le corps du musicien doit être alors interrogé, pour reprendre les mots d’Alain Corbin, dans « la tension instaurée entre l’objet de science, de travail, le corps productif, le corps expérimental, et le corps fantasmé ». Comment comprendre la place accordée à la musique et au musicien dans les écrits médicaux, qu’ils relèvent de l’anatomie, de la physiologie, de la thérapie ou encore de la prophylaxie ? Que retenir de l’intérêt des artistes eux-mêmes pour les sciences médicales ? Nous partons de la conviction que ces questions doivent être prises au sérieux et non pas demeurer au rang de curiosités historiques ; qu’il y a bien là, aux frontières de l’histoire du corps et de la médecine, un vaste champ d’étude pour les musicologues, historiens de la musique ou de la médecine, et philosophes des sciences.


Visuel : Athanasius Kircher, Musurgia universalis sive ars magna consoni et dissoni, Rome, Ex typographia Haeredum Francesci Corbellitti, 1650, vol. 1, vis-à-vis de la page 14.