Penser le retour de l’éloquence dans l’enseignement : histoire, significations, formes et enjeux
Organisation :
François KERLOUÉGAN, université Lyon 2, Marion MAS, université Lyon 1 ; Catherine NICOLAS, université Lyon 1 ; Anne VIBERT, université Grenoble-Alpes.
Gestion : Nedjima KACIDEM
Depuis la révolution française, rhétorique, éloquence et enseignement des lettres entretiennent une histoire intime et tumultueuse marquée, notamment, en 1902, par la suppression de la classe de rhétorique, qui couronnait le cycle scolaire des humanités. En dépit de cette liquidation, l’enseignement de la rhétorique – de certains de ses éléments du moins – persiste, se difractant vers les classes préparatoires aux grandes écoles, vers le cours de français et de philosophie, avec l’exercice de la dissertation, et même, vers certains exercices de l’école primaire, comme la récitation ou la rédaction (F. Douay). Cette fin de XIXe siècle marque cependant une mutation sans précédent : transformée en dissertation critique (1890) l’épreuve de composition française, jusqu’alors discours oratoire, « subordonne à terme la rhétorique à l’otium littéraire plutôt qu’à l’éloquence active de la cité1. ».
Or, on peut se demander si l’on n’assiste pas, aujourd’hui, à un renouveau de l’éloquence universitaire et scolaire, dont la vogue des concours d’éloquence serait un signe. Dès lors, cette vogue marque-t-elle un nouveau tournant dans l’histoire de l’enseignement de la rhétorique et de nouveaux rapports entre éloquence (dans le domaine public), enseignement et littérature ? Autrement dit, assiste-t-on à la revalorisation, dans le corpus scolaire, d’œuvres « dont la finalité est d’agir sur l’espace social et politique2 » ? Assiste-t-on à une reviviscence de la rhétorique dans l’appréhension des textes littéraires ? Assiste-on à l’apparition de nouveaux canons de la rhétorique scolaire ? Si c’est le cas, quelles relations entretiennent-ils avec les autres pratiques sociales de l’éloquence ? Ou bien faut-il voir, dans le développement rapide de ces pratiques, la traduction institutionnelle d’un mouvement général de réhabilitation de la rhétorique perceptible depuis le milieu du XXe siècle dans maints domaines de la pensée, de la philosophie aux études littéraires en passant par l’épistémologie de l’histoire et des sciences, et dont Antoine Compagnon a esquissé la cartographie en montrant que ce climat favorable reposait sur un « malentendu terminologique majeur3 » ? Ou encore, ces concours sont-ils à considérer comme le couronnement d’une « rhétoricité générale » (Antoine Compagnon) caractéristique de notre époque ? En tout état de cause, les concours d’éloquence paraissent un pôle d’observation intéressant de la nature et des enjeux de mutations en cours. Dans un article du Monde diplomatique de novembre 2018, Olivier Barbarant met à juste titre en évidence l’ambivalence des objectifs visés par les concours scolaires et universitaires d’éloquence, qui semblent assez éloignés de la transmission de l’héritage de l’éloquence antique : « Expression des sans-voix ou maîtrise du verbe dominant, les deux font la paire, avec pour argument clé de la part des organisateurs comme des candidats, les impératifs qu’impose une société de communication : y trouver un travail, et même sa place comme citoyen passerait par la capacité à (se) dire4. » Pourtant, il faut aussi compter avec des concours qui, comme le concours UNICEF par exemple, enracinent l’usage de la parole persuasive dans des principes universels comme la justice, et dans la vie de la cité. Enfin, dernier point remarquable, et qui n’est pas le moins curieux, en milieu scolaire comme dans les grandes écoles, la littérature est la grande absente des préparations à ces concours. Ces paradoxes et ces ambiguïtés nous paraissent précisément une invitation féconde à repenser les liens entre éloquence, rhétorique, littérature et enseignement, d’autant plus que le projet de réforme du baccalauréat avec un grand oral en fin de lycée, et celui des programmes de collège, envisageant la mise en place de cours d’éloquence, laissent présager la généralisation de telles pratiques.
Plusieurs aspects pourront être envisagés.
Dimension historique
Relations entre éloquence scolaire et pratiques sociales de l’éloquence
Il s’agirait ici de prolonger, pour les XXe et XXIe siècles, l’enquête ouverte par Françoise Douay pour le XIXe siècle, en analysant précisément les éclipses et les résurgences de l’enseignement de la rhétorique, les modèles et les théories convoqués, dans leur relation avec les pratiques sociales et les lieux publics de l’éloquence.
Modèles, normes, canons
Il s’agirait également d’analyser les canons oratoires en vigueur dans les pratiques scolaires de l’éloquence. Olivier Barbarant note qu’un parcours, même rapide, des captations vidéo des concours d’éloquence actuels révèle « la domination de l’esthétique du stand up5 », un usage récurrent de l’ironie grinçante et de l’agressivité, de bons mots démagogiques et d’effets de connivence empruntés aux humoristes de one man show. Ces modèles diffèrent très probablement des modèles et représentations en vigueur au XXe siècle. Une analyse, d’une part, des manuels d’éloquence et de rhétorique, d’autre part, des performances filmées des finales des concours, pourrait permettre d’interroger les codes, les modèles, et les conceptions de l’éloquence mis en jeu.
Dimension rhétorique et poétique
L’éloquence dans la littérature
À la suite des voies ouvertes par Marc Fumaroli et Georges Forestier pour la littérature classique, puis par Christèle Reggiani pour le roman contemporain, on pourra se demander dans quelle mesure l’éloquence (judiciaire, démonstrative, délibérative) peut constituer une démarche heuristique pour l’analyse de la littérature des XIXe-XXIe siècles. Dans quelle mesure l’éloquence est-elle non seulement représentée par la littérature, mais lui donne-t-elle forme ? Peut-on parler d’une éloquence de la littérature au XXe et au XXIe siècle ? D’une littérature qui se ferait tribune ? Dans quelle mesure et jusqu’à quel point rhétorique et éloquence peuvent-elles constituer une méthode d’analyse de textes littéraires non explicitement rhétoriques ?
Dimension didactique
Place et rôle de la littérature dans les projets d’éloquence
Il s’agirait ici de réfléchir à la place et aux rôles possibles de la littérature dans le cadre des concours d’éloquence ou de l’enseignement de l’éloquence, mais aussi, aux cadres théoriques à mettre en place pour un tel enseignement.
Dans quelle mesure la littérature peut-elle être insérée dans un projet d’éloquence ? De quelle manière ? À quelles conditions l’étude de textes littéraires dans le cadre de projets d’éloquence peut-elle conduire les élèves à écouter les textes, les rendre sensibles à des styles, leur permettre de frayer leur chemin dans la langue6 ? Inversement, les concours d’éloquence ne seraient-ils pas un moyen particulièrement approprié pour développer une approche sensible de la littérature, par le corps et par la voix, par l’épreuve personnelle des rythmes, des respirations, des voix des textes ? On pourra également se demander si ces concours ne peuvent pas permettre de penser de nouveaux modes d’appropriation sensible de la littérature, articulant de manière privilégiée approche esthétique et réflexion éthique (de fait, de manière récurrente, les jeunes candidats affirment avoir conquis les moyens de défendre des causes), tout en développant des compétences d’analyse fondées sur une approche rhétorique « bien comprise7 » des textes.
Sources et cadres théoriques
Plus généralement : quelles sources rhétoriques mobiliser dans l’enseignement de l’éloquence ? A quel cadre théorique de la rhétorique se référer ? Comment articuler références antiques et approches contemporaines de la rhétorique et de l’éloquence ? Quelles transpositions didactiques opérer ? Comment construire une didactique de l’éloquence qui serve autant l’analyse des textes que la production de discours – la dimension expressive et créative de la rhétorique étant souvent laissée de côté depuis la fin du XIXe.
Corpus
Enfin, un tel programme implique une réflexion sur les corpus et les méthodes d’analyse : il s’agirait en particulier de réfléchir aux discours judiciaires ou politiques pouvant être introduits dans les corpus scolaires d’étude, et aux critères de ces réintroductions, dont le premier pourrait être celui de leur intelligibilité au XXIe siècle.
Les propositions de communications, assorties d’une courte notice bio-bibliographique, sont à envoyer au plus tard le 10 septembre 2019 à l’adresse suivante : colloque.enseignementeloquence gmail.com.
1Françoise Douay, « La rhétorique en France au XIXe siècle à travers ses pratiques et ses institutions : restauration, renaissance, remise en cause », dans Mar Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), PUF, 1999, p. 1071-1214.
2« Écriture d’invention et argumentation », Recherches et travaux n°73, 2008, p.35-87.
3Antoine Compagnon, « La réhabilitation de la rhétorique au XXe siècle », dans Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), PUF, 1999, p.1661-1282.
4Olivier Barbarant, « L’éloquence ou le bagout ? », Le Monde diplomatique, novembre 2018.
5 Ibid.
6 On retrouve là des questions qui occupent une partie de la réflexion didactique sur le sujet scripteur/auteur, mais que le redéploiement dans le domaine de l’éloquence, parce qu’elle implique l’incorporation de la parole et une relation essentielle aux grands principes, modifie sensiblement.
7 Cette expression est empruntée à Anne Vibert, qui analyse les potentialités didactiques de la rhétorique entendue comme approche globale des discours dans un article intitulé « Écriture d’invention et argumentation », Recherches et travaux n°73, 2008, p.35-87.
Comité scientifique :
Olivier Bara, Université Lyon 2 ; Patrick Brasart, Université Paris VIII ; Francis Goyet, Université Grenoble-Alpes ; Thierry Herman, Université de Neuchatel ; Cécile Lignereux, Université Grenoble-Alpes ; Marion Mas, Université Lyon 1 ; Christine Noille-Clauzade, Université Paris IV ; Gersende Plissoneau, Université Bordeaux Montaigne ; Nicolas Rouvière, Université Grenoble-Alpes ; Anne Vibert, Université Grenoble-Alpes ; Stéphane Zékian, CNRS.
Colloque organisé par l’IHRIM, Litt&Arts et l’ESPE de Lyon