Ignorance savante et savoirs ordinaires à la Renaissance
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Organisation : Celso AZAR (Collegium de Lyon), Sylvia GIOCANTI (ENS de Lyon) et Didier OTTAVIANI (ENS de Lyon)
La reformulation de l’ordre des savoirs à la Renaissance, si elle hérite d’un processus né à l’époque médiévale, repose néanmoins en grande partie sur le succès de la presse à caractères mobiles de Gutenberg, qui accroît la circulation des textes selon une grande variété de formats et de supports, assurant ainsi l’essor des sciences érudites proto-modernes.
Toutefois, la reproductibilité du document imprimé a également facilité la circulation d’autres œuvres mineures et populaires, jusqu’alors absolument marginales vis-à-vis des savoirs établis, quoique présentes dans la vie quotidienne : les almanachs, les manuels de médecine domestique, les calendriers, les actualités policières, les procès de sorcellerie, etc. destinés à un public beaucoup plus large et hétérogène, ont commencé à circuler aux côtés de titres appartenant au domaine traditionnel de la culture lettrée (souvent imprimés par les mêmes imprimeurs libraires).
Cette promiscuité sera fondamentale pour la création de nouveaux genres discursifs et se déroulera parallèlement à la construction de langues vernaculaires communes à partir du langage oral, qui oriente la formation de lexiques dans presque toutes les branches de la science. La connaissance érudite n’est pas encore autoréférentielle, et ses auteurs ne voient pas la lecture et l’utilisation de textes anonymes comme problématiques, même s’ils ne sont pas référencés par leurs pairs ou par des auteurs réputés. Il en résulte que le « vulgaire ignorant » – ou du moins son personnage idéalisé – pourrait bien fournir aux sages la base matérielle d’un ou de plusieurs savoirs.
L’étude de ces croisements, dans leurs diverses matérialités et agencements expressifs – que ce soit au théâtre, au cabinet du médecin ou à la Cour –, permet d’éclairer de manière inattendue les œuvres qui composent la tradition philosophique. Par exemple, la notion de « sage ignorance » chez Érasme ou Montaigne a des racines qui ne se limitent pas au scepticisme antique ou à l’eschatologie chrétienne, mais font référence directement à la recherche de connaissances naturelles, ordinaires et quotidiennes à l’égard desquelles leur époque était particulièrement bien disposée.
On pourrait objecter que nous nous référons à un phénomène avéré à toutes les époques et pour toutes les réalisations de l’esprit humain. Il n’en demeure pas moins que la littérature philosophique renaissante entretient d’une manière plus spécifique, qu’il nous importe d’examiner, une interaction constitutive avec les processus de transition, de transformation et de découverte qui, n’en constituent pas seulement le cadre de référence, mais l’imprègnent. Des Essais de Montaigne à l´Essayeur de Galilée, les œuvres ne sont compréhensibles qu’en référence à ce milieu culturel, lorsque le populaire et le savant, les sciences et les arts, les ateliers et les palais, sont entrés dans une sorte de communication et de conscience collaborative menant à une transformation culturelle sans précédent. Et c’est valable également (tout en tenant compte des singularités) pour la peinture, la médecine, les madrigaux et divers autres cas des domaines de savoirs, de discours et de formes d’expression artistique en vogue dans ce momentum culturel. Ici, l’image ou le texte se constituent comme un élément actif des rapports dans lesquels la production et la réception sont pratiquement entrelacées, et l’œuvre perçue comme une expérience et une réalisation partagées. Là, l’ars dictaminis, à la fois art de l’écriture latine et technique —dont les limites avec l’écriture notariale, éthique ou musicale tendent souvent à s’effacer— non seulement influencera fortement la formalisation des langues vulgaires et la pensée de l’époque sur le langage, mais encore infléchira l’épistémè universitaire.
Il ne s’agira pas de montrer que les philosophes étaient des artisans, ou que ces derniers étaient des savants, mais de retrouver les activités et les processus hybrides qui réunissaient les différentes disciplines, expertises et acteurs dans les productions culturelles renaissantes ; de montrer en quoi le développement même des fondements théoriques de l’approche humaniste suppose une interférence entre les disciplines et/ou connaissances ordinaires et érudites, pratiques et théoriques, et comment cette interférence s’exerce à divers niveaux.
Il conviendra de l’étudier dans différents supports ou manifestations culturelles, qu’il s’agisse du théâtre élisabéthain, de l’astrologie, des célèbres disputes entre les praticiens calculatores (comme Copernic ou Galilée) et les philosophes de la nature, ou entre les barbiers et les médecins, comme des œuvres de Rabelais, de Paré ou de Bacon, et des problèmes particuliers propres à cette tradition textuelle – tels que le nivellement et la réordination selon différents critères de textes vus comme canoniques chez certains auteurs (voir l’équivalence montaignienne entre proverbe populaire et sentence philosophique).
Cette liste d’objets d’étude n’est évidemment pas exhaustive, et nous invitons les participants à la compléter selon leur domaine de spécialité.
Le colloque s’inscrit dans un effort plus large de formation doctorale qui poursuit l’accord bilatéral France-Brésil établi par le projet Cofecub "Arts, sciences et philosophie à la Renaissance" (ENS-Lyon et Universités Fédérales Fluminense et Rio de Janeiro) et vise à construire de nouveaux réseaux de recherche entre ces institutions et les Universités de Lyon et Chicago pour la formation de jeunes chercheurs.