Les lieux de passage dans la littérature espagnole auriséculaire

S’il est vrai que les lieux de passage ont suscité depuis longtemps l’intérêt des historiens et des géographes, des folkloristes, des anthropologues et des ethnologues en relation avec les différents rites de passage, il ne semble pas que leur construction fictionnelle et leur lien avec l’imaginaire collectif aient donné lieu à une étude systématique, notamment en ce qui concerne la scène théâtrale espagnole de l’époque baroque.
Par lieux de passage nous entendons aussi bien les marches ou les marges géographiques que les espaces transitionnels de la topographie urbaine ou de la maison privée, en tant qu’ils sont toujours l’enjeu de protocoles extrêmement « rentables » d’un point de vue de l’imaginaire. Outre la traditionnelle et féconde dialectique de l’en-deçà et de l’au-delà, les lieux de passage mettent en scène l’autochtone et l’étranger, le masculin et le féminin, le profane et le sacré, la vie et la mort, etc. Du coup, la notion de lieu de passage devient protéiforme et labile si l’on pense à l’entre-deux spatial indéterminé qui sépare le château du village dans El mejor alcalde, el rey de Lope de Vega ; la maison anonyme puis l’église sévillane où l’abuseur maintient son bras de fer avec l’effigie du commandeur avant de sombrer en enfer dans El burlador de Sevilla attribué à Tirso de Molina ; ou l’objet scénique d’une alacena qui devient passage secret entre deux chambres dans la dama duende de Calderón de la Barca ; ou encore le monte où le personnage de la serrana de la Vera ne cesse de rejouer dans ses pulsions mortifères la scène de son propre sacrifice. Quelle que soit sa configuration et son éminente dimension symbolique, les lieux de passage donnent à voir et à imaginer toute une chorégraphie où s’enchaînent de façon réglée séparation, rapprochement et agrégation comme autant d’étapes rituelles.
Cependant, l’on ne saurait faire fi de la coordonnée temporelle du lieu de passage : si Montaigne dit ne pas peindre l’homme mais le passage, c’est que le monde est toujours entraîné dans une « branloire pérenne ». Le lieu de passage est bien celui où l’individu « est toujours en apprentissage et en épreuve » (Essais, livre III, ch. II). C’est cette cartographie imaginaire d’un personnage littéraire, pris dans le branle de son destin fictionnel, que nous invitons à dessiner.

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