Circulation des « génies » et transferts culturels


Les deux premières journées d’étude du laboratoire-junior ont permis d’analyser l’étendue de la notion de « génie » : la première a fait émerger différents sens selon les types de corpus où elle apparaît et la deuxième, différents usages selon le genre de la personne qu’elle qualifie. Dans le prolongement de cette entreprise, il s’agit désormais d’envisager comment cette notion mouvante a circulé, s’est transformée et/ou spécialisée au sein de l’espace géographique européen et mondial tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles.

Les conflits religieux dévastateurs qui divisent l’Europe au XVIe siècle entraîne le déclin progressif du Saint Empire Romain Germanique, alors même que le royaume d’Espagne devient la plus grande puissance européenne, en étendant son empire colonial en Amérique centrale et en Amérique du Sud. La monarchie française, également ébranlée par les guerres de Religion, cherche à s’imposer dans le royaume, puis à l’échelle européenne. Cette histoire géopolitique et militaire mouvementée doublée d’une intense réflexion philosophique sur la Nature humaine entraînent de nombreuses discussions sur l’universalité et la spécificité géographique de la notion de « génie ». En circulant à travers l’Europe et, avec la colonisation, à travers le monde, la notion de « génie » est ponctuellement utilisée dans des sens plus spécifiques en étant plus précisément associée à un espace géographique ou à un peuple. Ce sont ces déplacements que nous souhaiterions interroger tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, à travers plusieurs pistes de réflexion indicatives :

– la notion de « génie » est mobilisée dans des discours savants et politiques en France, mais également dans les productions discursives des autres empires, royautés et principautés européennes, chacune de ces entités cherchant à se singulariser au sein de l’ensemble géopolitique européen. L’on peut dès lors s’interroger sur la similarité du « génie » convoqué par les différents discours à orientation nationaliste durant les XVIIe et XVIIIe siècles. En effet, le « génie » de la langue française, considéré par le grammairien Louis du Truc comme « si naturel qu[‘on] en juge[…] à la premiere veue1 », et étudié par Gilles Siouffi2, diffère en de nombreux points de celui mobilisé au cœur de la questionne della lingua italienne, renvoyant moins aux qualités de clarté et de justesse qu’à celles de la langue de la triade formée par Boccace, Dante et Pétrarque défendue par l’Académie della Crusca3. De la même manière, le « génie » militaire admiré diffère d’un pays à l’autre. En Espagne ou en Suède, il renvoie à l’action d’un seul homme – respectivement Cortès et Charles XII. En France, il réfère à un ensemble théorique de techniques d’attaques et de défense et au corps militaire qui les met en œuvre, incarné finalement par la fondation de l’école du Génie de Mézières en 1748 sur proposition du Secrétaire d’État à la guerre pour former les ingénieurs militaires.
Ces différents discours sur le « génie » nourrissent des réflexions théoriques et des pratiques linguistiques ou militaires qui ne sont ni semblables, ni homogènes. Dès lors, sous l’apparente disparité des divisions politiques, est-il encore possible de trouver une notion unificatrice ? Cette spécification des différents sens de la notion, d’un espace géographique à l’autre, invite à en étudier les variations selon l’orientation nationaliste des discours qui les mobilisent, pour évaluer dans quelle mesure l’universalité de la notion résiste à son utilisation dans un discours d’autopromotion exclusive, visant à se distinguer des puissances voisines.

– la notion de « génie » apparaît également dans des discours sur autrui : alors qu’à partir du XVIe siècle se multiplient les voyages de différentes natures – diplomatiques, commerciaux, coloniaux, missionnaires, d’agrément – les acteurs de ces expéditions utilisent ce substantif dans des relations viatiques en lui donnant une portée collective. Dépassant l’acception individuelle enregistrée dans le dictionnaire de Nicot4, la notion s’étend, renvoyant alors au caractère propre d’une nation. Ce sens est enregistré pour la première fois dans le Dictionnaire Universel Augmenté de Furetière en 17275. Ainsi, Charles Patin s’intéresse, dans les Relations historiques et curieuses de voyages, en Allemagne, Angleterre, Hollande, Bohême, Suisse, etc., au « génie de ces peuples6 », François Bernier s’attache à rendre compte du « génie des Mogols et des Indiens7 », et Robert Challe détaille le « génie des nations orientales8 ». Ces commentaires de voyageur se font écho et sont nourris par les réflexions philosophiques sur les spécificités de chaque nation : Montesquieu, dans l’Esprit des Lois9, s’interroge sur les effets du climat et de la localisation géographique sur les mœurs et les lois d’un peuple donné ; ces réflexions sont poursuivies par Johann Gottfried von Herder, autour de la notion de Volksgeist (génie national), dans Une autre philosophie de l’histoire10. Cet élargissement de l’extensité de la notion est en lien avec l’institutionnalisation, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, d’une idéologie raciste, stipulant une hiérarchie entre les peuples : il convient dès lors de s’interroger sur la place du « génie » dans ces discours, sur ses différentes acceptions plus spécifiques ainsi que sur leur évolution au cours de la période concernée.

– L’acception de la notion au sens de divinité semble n’être utilisée en Europe qu’à propos de l’Antiquité, elle est pourtant revivifiée sous la plume des religieux œuvrant en Amérique. Les missionnaires tentent de comprendre les spiritualités des Autochtones qu’ils cherchent à évangéliser : si le récollet Gabriel Sagard dénonce « la communication qu’ils ont avec des démons11 », le jésuite Paul Lejeune rapporte la croyance en « certains Génies du jour ou Genies de l’air, [qu’ils] nomment Khichikouai12 ». Tout en se refusant à reconnaître ces entités immatérielles comme des dieux, les missionnaires s’accordent sur l’aptitude des peuples indigènes à la vie spirituelle – condition nécessaire pour ensuite les évangéliser. La présence de la notion introduit des rapprochements avec des réalités historiques éloignées, qui fonctionnent comme un relais entre la France et le « Nouveau-Monde » : ces dynamiques plurielles demandent à être examinées plus précisément.

– Se pose la question des différents transferts possibles, d’un peuple à l’autre ou d’une langue à l’autre, de traits considérés comme proprement géniaux. Les filiations entre peuples ne correspondent pas nécessairement aux généalogies de la génialité, comme le souligne en 1684 un rédacteur du Mercure Galant : « les Gaulois n’ont rien laissé par écrit, & leur langage & leur génie estoit bien diférent de celuy des Francs, qui ont depuis habité les Gaules13 ». L’on pourra également se pencher sur le rôle que les traductions jouent dans la consolidation des stéréotypes sur la génialité de telle ou telle langue, de tel ou tel peuple. Ce même rédacteur nous invite ensuite à nous interroger sur la possibilité de la traduction de ce qui relève du génie dans un texte – ici poétique : « Je croirois bien plûtost que ces Francs prirent quelque teinture de la Poesie des Romains, dont ils prirent les coûtumes & le langage ; ce qui fit qu’en reconnoissance ils nommérent leurs Poesies des Romans. Mais pour moy je croy que c’est à la Provence que la France & l’Italie doivent leur Poesie rimée & nombreuse.14 » La question de la circulation des textes et de leur traduction, à une époque où les textes imprimés se diffusent de plus en plus largement, se pose de façon de plus en plus insistante : l’étude de la notion de « génie », à la fois formelle et thématique, est une porte ouverte pour aborder ces vastes questions.

La journée d’étude se déroulera en ligne, le mercredi 30 mars 2022. Les communications devront respecter un temps de 20 minutes. Chaque panel d’interventions sera suivi d’un temps alloué aux questions.
Le comité scientifique de la journée d’étude vous invite à soumettre votre proposition de communication de 300 à 350 mots avant le 30 janvier 2022 à l’adresse suivante :fFIGÉE17-18. Les réponses seront rapidement communiquées après la fin de l’appel.


Notes :

1 Du Truc, Louis, Le Génie de la langue françoyse, Préface datée du 30 août 1668 à Strasbourg, p. 4 r.-v.

2 Siouffi, Gilles, Le génie de la langue française : études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’âge classique, Paris, Honoré Champion éditeur, coll. « Bibliothèque de grammaire et de linguistique », no 33, 2010, 513 p.

3 Marr, Alexander, Raphaële Garrod, José Ramon Marcaida et Richard J. Oosterhoff, Logodaedalus, Word Histories of Ingenuity in Early Modern Europe, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2018, p.73.

4 Nicot, Jean, Thresor de la langue française tant ancienne que moderne, A PARIS, Chez DAVID DOUCEUR, Libraire juré, ruë sainct Jaques, à l’enseigne du Mercure arresté, 1606, p.313.

5 Furetière, Antoine, Basnage de Beauval et Brutel de la Rivière, Dictionnaire universel, Contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les Termes des sciences & des Arts, tome 2, 1727.

6 Patin, Charles, Relations historiques et curieuses de voyages en Allemagne, Angleterre, Hollande, Bohême, Suisse etc., Chez Pierre Mortier, Amsterdam, 1695, p.267.

7 Bernier, François, Un Libertin dans l’Inde moghole, [1670-71]éd. Frédéric Tinguely, Paris, Chandeigne, « Magellane », 2008, p. 235.

8 Challe, Robert, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, [1721], éd. Frédéric Deloffere, Melâhat Menemencioglu, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 2002, tome 2, p. 41.

9 Montesquieu, Charles de Secondat, De l’Esprit des Lois, 1748, Livre XIV à XVIII.

10 Herder, Johann Gottfried et Rouché, Max, Une autre philosophie de l’histoire, pour contribuer à l’éducation de l’humanité : contribution à beaucoup de contributions du siècle, Paris, Aubier, Éditions Montaigne, coll. « Collection bilingue des classiques étrangers », 1964, 369 p.

11 Gabriel Sagard, Le Grand Voyage aux pays des Hurons, [1632], éd. J. Warwick, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 1998, p.157.

12 Lejeune, Paul, Relations de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’année 1634, [1635], Thwaites, Reuben Gold, The Jesuit relations and allied documents : travels and explorations of the Jesuit missionaries in New France, 1610-1791, vol. 6, Cleveland, Burrows, 1896, p.162.

13 Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/mercure-galant/MG-1684-12e

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Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/mercure-galant/MG-1684-12e


C’est un projet de 2 ans minimum mené par des doctorantes et doctorants de Lyon, Saint-Étienne et Montréal. En plus du soutien de l’ENS de Lyon, le musée des beaux-arts de Lyon sera partenaire.

Il est proposé dans ce laboratoire de reprendre l’enquête initiée par Edgar Zilsel en lui donnant une perspective nouvelle. En 1926, il livrait au public germanophone une histoire de la notion de l’Antiquité à la Renaissance. Celui-ci promettait alors « d’autres volumes ultérieurs [qui] viendront compléter l’histoire de la notion de génie jusqu’à nos jours » (Le Génie. Histoire d’une notion de l’Antiquité à la Renaissance, 1993 [1926]) et qui, hélas, n’auront jamais été écrits par ce chercheur. Mais les travaux du laboratoire-junior ne poursuivront pas seulement cette étude fondatrice : ils s’inscriront aussi dans l’actualité historiographique. Depuis l’ouvrage fondateur d’E. Zilsel, Jean-Alexandre Perras (2012) a rédigé une thèse sur l’évolution de cette notion de la Renaissance aux Lumières, en France exclusivement et dans une perspective davantage philosophique et sémantique que la nôtre. Plus récemment encore, Darrin M. MacMahon (2013) a tenté d’en réécrire l’histoire longue, avec les limites inhérentes à un aussi large corpus. L’un des points communs entre ces deux ouvrages réside dans l’ampleur de leur enquête historique, et leur postulat d’une discontinuité historique entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Nous nous proposons de faire un pas de côté par rapport à cette division historiographique traditionnelle pour penser de façon plus souple la transition constituée par la Querelle des Anciens et des Modernes. Surtout, la genèse de l’individu d’exception y est centrale dans les deux parcours, alors que nous souhaiterions, de notre côté, davantage réfléchir aux implications de l’échelle collective dans ce concept. Tout en nous appuyant sur les acquis de ces travaux importants, nous souhaiterions à la fois approfondir les questionnements déjà soulevés par Zilsel, MacMahon et Perras, mais aussi et surtout explorer d’autres aspects, unifiés par la réflexion sur la construction de ces identités collectives.

Axes du projet :
Définition du génie dans les discours savants et théoriques
Le génie collectif à l’épreuve du genre
Circulation des génies et transferts culturels
Mises en scène et représentation du génie dans les arts et fictions littéraires

Membres du projet :
Sacha GRANGEAN (ENS Lyon)
Maxime JEBAR (Lyon 2)
Madeleine SAVART (Saint-Etienne)
Elisabeth VUILLEMIN (Lyon 2)

Site : https://figee.hypotheses.org/