Dante, ses critiques, ses imitateurs : France-Italie XXe- XXIe siècles


Contact : Donatella BISCONTI - UCA

Le colloque Gianfranco Contini entre France et Italie : philologie et critique, qui s’était tenu du 30 mai au 1er juin 2013 à l’Université Blaise Pascal, aujourd’hui UCA, sous la houlette du CERHAC et l’impulsion du Professeur Paolo Leoncini, avait posé les bases d’une collaboration très fructueuse avec l’Université Ca’Foscari de Venise et la revue « Ermeneutica letteraria », revue de rang A émanant du Dipartimento di Studi Umanistici de Ca’Foscari. Ce colloque, bien que sa perspective fût diachronique, avait, entre autres, établi un bilan du travail de Contini sur Dante, en soulignant le lien étroit entre son analyse critique et son approche philologique des textes. Les participants au colloque avaient été amenés à réfléchir sur l’exigence de réactiver et adapter les approches méthodologiques chez un critique dont l’aspect peut-être le plus saisissant est la capacité de remonter les siècles par le biais de l’analyse des modernes et inversement d’appliquer aux contemporains l’enseignement philologique du texte ancien grâce à un aller-retour incessant du passé au présent qui dépasse les limites chronologiques mais également géographiques.
2. Dans le droit fil de cette manifestation, le colloque Dante, ses critiques, ses imitateurs : France- Italie XXe-XXIe siècles, entend adopter un regard contrastif sur les approches critiques vis-à-vis de Dante dans la contemporanéité. Nous partons d’un constat qui peut paraître évident, mais qu’il est bon de rappeler lorsqu’on aborde un auteur de la taille de Dante. Les frontières nationales de l’Europe actuelle correspondant (avec beaucoup d’approximation et nombre de contradictions) à autant d’identités politiques, culturelles et linguistiques, n’ont pas de véritable statut juridique dans l’espace littéraire où Dante fait son apprentissage poétique et se forme en tant que philosophe. C’est une Europe homogène aux limites perméables qui s’offre au lecteur-écrivain des XIIIe-XIVe siècles, où les monarchies nationales sont à leur exorde, l’Empire a encore quelques cartes à jouer et l’Italie n’existe pas en tant qu’organisme politique.
Dante ne pense pas en termes de réalités nationales, mais en termes de langues culturelles, langue du , langue d’oïl, langue d’oc, langues vulgaires en train de s’affranchir de l’emprise du latin, ce que Dante salue comme une avancée aux conséquences extraordinaires pour la conquête de la connaissance par le plus grand nombre. L’affinité littéraire la plus proche pour Dante est la culture en langues d’oïl et d’oc, que le Florentin pose à l’origine de la littérature en langue du , tout en soulignant que cette dernière a désormais fait ses preuves dans le volgare illustre de ses représentants.
Cette dynamique langue/littérature « française » et langue/littérature « italienne » est donc constitutive de la réflexion de Dante sur la position de la production en volgare dans le cadre de la culture européenne. En ce sens, le colloque entend reconstituer les fils multiples qui lient la langue et la culture françaises et italiennes à l’aune de la présence de Dante sur les deux côtés de la frontière, en considérant cette dernière moins comme une limite politique que comme une ligne de partage psychologique (et également rhétorique, stylistique…). Tout comme Dante a soupesé la relation culturelle entre les deux pays en tant qu’écrivain mais surtout en tant que critique, nous évaluerons ce rapport dans la critique des dantologues contemporains mais aussi, et c’est pour nous essentiel, dans les contributions des poètes et écrivains qui ont jeté un regard critique, et donc conscient et assumé, sur l’œuvre de Dante.
3. Les études sur la présence de Dante dans la réflexion et l’écriture de ses lecteurs ne manquent pas : elles s’intéressent à des aspects différents, si l’on veut complémentaires. On peut citer à titre d’exemple, mais la liste n’est pas exhaustive, le beau volume Dante et ses lecteurs : du Moyen Age au XXe siècle (PUR, La Licorne, 2001) qui retrace, selon un parcours diachronique, le rapport évolutif des artistes et écrivains avec l’œuvre dantesque, ou encore le vol. 39 des Letture Classensi (Ravenna, Longo) dont le titre Letture e lettori di Dante : l’età moderna e contemporanea, délimite le domaine d’analyse aux époques les plus récentes et fait un bilan, quoique susceptible d’approfondissement ultérieurs, de la réception de Dante en Europe, tandis que le volume « Un padre Lontanissimo : Dante nel Novecento italiano » (études réunies par Giuseppe Sangirardi, Parole rubate, n° 18, décembre 2018) se penche davantage sur l’intertextualité dantesque chez les écrivains italiens du XXe siècle. D’autres études s’intéressent aux réécritures de Dante à l’âge contemporain, y compris les réécritures parodiques à l’intérieur de genres considérés, certes à tort, comme à la marge de la grande littérature (v. Vincenzo Salerno, « ‘Commedie’di Dante : riscritture parodiche nella letteratura illustrata contemporanea », Between, vol. VI, n° 12, novembre 2016).
Malgré cette variété d’approches méthodologiques et de résultats scientifiques, un dénominateur commun s’en dégage, la perception de Dante comme d’un père fondateur de la langue et de la littérature, de la langue poétique, de la littérature au sens universel du mot. Cependant, à partir du XXe siècle, et d’autant plus au XXIe, la référence à Dante, qu’il s’agisse d’un sentiment d’identification ou d’une forme d’opposition, se bâtit autour d’une tension entre le passé et le présent, ce qui est dicible et ce qui est ineffable, la représentation de la réalité objective et sa répercussion sur le moi subjectif.
Comme le remarque Philippe Sollers (L’écriture et l’expérience des limites, Paris, Edition du Seuil, 1968) au sujet de la Comédie, cette duplicité agit dans la construction même du livre et se répercute incessamment sur la perception du lecteur : « L’auteur se délègue en tant qu’acteur et guide de cet acteur. Dante sera Dante et Virgile (le latin), Dante et Béatrice (le sens), Dante et ce qui lui arrive, lui échappe, fait question pour lui. Cette dissymétrie est essentielle : elle permet à l’autre de se manifester par rapport au même tout en étant le signe que cet autre, ce même, appartient à un espace qui précède leur conception. L’alter ego de Dante, affronté comme acteur à une altération violente, désigne malgré tout un « Dante » qui se situe au-delà de leur distinction. Ce que Dante, comme autre, apprend d’un autre et par un autre, il le sait déjà puisqu’il l’écrit : mais il n’est pas ce qu’il est sans parler, sans mener jusqu’au bout cette expérience de la parole et de son sujet. La génération dont il est l’objet, il l’engendre, mais ce « il » en quelque sorte, « n’existe » pas. Ou plutôt, il ne peut être précisément que notre lecture. Ce rapport textuel est en somme un unus ambo, rapport dialectique, et c’est dans ce champ que nous pouvons dire que Dante se situe comme écriture de Dante, comme traversée de cette écriture sans limites et sans fin » (p. 33). Le dédoublement du sujet, qui apprend et reconstitue dans l’a posteriori fictionnel son expérience en luttant contre la limite de la parole appelée à traduire verbalement le monde de l’au-delà, devient à la fois le modèle d’exploration des méandres du moi et le chemin à parcourir pour avoir accès aux secrets de l’univers.
Si le XIXe siècle a perçu Dante comme un monument, un « effet de mémoire » (patriotique,
littéraire, politique…), une posture héroïque, le XXe siècle ramène ce monstre sacré de la littérature mondiale à une dimension plus intime et domestique, mais aussi plus fuyante et contradictoire, en mettant l’accent sur les mille facettes de son expression poétique, en s’identifiant à sa condition d’exilé, en faisant de cet auteur un emblème de la liberté, mais aussi la figure de chacun de nous, un Everyman en voyage à travers la vie, comme le décrit Ezra Pound. Nous adoptons donc l’âge contemporain comme terrain d’enquête car, comme Carlo Ossola l’a souligné (A lume spento : Dante au XXe siècle ; de Pound à Borges, in Littératures modernes de l’Europe néolatine, p. 571) « nous en avons un double droit. Pour le privilège que nous nous concédons de choisir ce qui est essentiel, ce qui demeure en deçà du relatif (de la relation avec le temps, les temps), et qui constitue le fondement de notre conception même de l’art […]. Et pour un autre privilège, qui relève de la puissance créatrice de Dante. Son poème est, en effet, en même temps absolu et choral : il fonde et il accomplit. Il fonde une langue, une littérature, la représentation de l’éternel », si bien que Dante se pose comme « poeta absolutissimus » selon les propres mots de Giambattista Vico.
4. Sans vouloir ignorer l’apport du XIXe siècle aux études dantesques, le colloque se concentrera sur l’époque la plus récente, selon deux axes spéculaires : la contribution des dantologues italiens et celle des dantologues français. Notre ambition est de faire ressortir les homologies mais aussi les différences dans les deux typologies d’approche scientifique, s’il est vrai, comme le souligne Claude Perrus (« Les études dantesques en France, de Claude Fauriel à nos jours », La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2013. Consulté le 03/06/2019. URL : http://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/moyen-age/les-etudes- dantesques-en-france-de-claude-fauriel-a-nos-jours), que la dantologie française est pauvre en travaux érudits et a été peu influencée par les analyses d’Auerbach et de Contini, tandis qu’elle se livre davantage à l’exploration philosophique et à une vision plus globale et contextualisée de l’œuvre de Dante. En revanche, dans la dantologie italienne le poids de la forme et de la lettre du texte, l’emprise de la philologie demeurent les voies royales de la compréhension de Dante. Il s’agira de voir si une intégration entre les deux méthodes est possible et quelle serait son avenir.
5. L’autre volet de ce colloque sera constitué par la réflexion des poètes et écrivains italiens et français sur l’œuvre de Dante. Si l’intertextualité dantesque a été largement étudiée, l’approche critique des poètes et romanciers a suscité moins d’attention. Certes, elle est plus rare par rapport à une reprise de stylèmes et images issus de la poésie de Dante, car ce que Contini appelait la memorabilità de Dante peut refaire surface à tout moment, même inconsciemment, ce qui rend peu palpable la volonté affichée de faire référence au sommo poeta. En revanche, la réflexion critique des poètes constitue une approche complémentaire de l’œuvre de Dante par rapport à la réflexion universitaire institutionnelle. Non seulement elle nous dit à quel niveau et dans quelle mesure Dante parle aux écrivains contemporains, mais elle ouvre des perspectives inédites sur ce que Dante peut ou pourrait représenter pour les générations futures. On est là dans le domaine de la riusabilità de Dante, qui peut éventuellement correspondre à un projet littéraire, mais aussi à l’interprétation de sa propre œuvre de la part du poète-critique.
Nous prendrons en compte les propositions concernant :
 Les contributions critiques à partir du début du XXe siècle pouvant aller du côté français d’Henri Hauvette, André Pézard, Etienne Gilson, Paul Renucci jusqu’aux travaux les plus récents émanant du groupe réuni dans le centre de recherche CERLIM de Paris 3, mais aussi d’autres chercheurs dans les autres universités françaises.
 Des entreprises telles que les Mélanges de critique et d’érudition françaises publiés à l’occasion du VIe centenaire de la mort du Poète (1321-1921) par l’Union intellectuelle franco-italienne ou, toujours dans une dimension d’échanges à l’intérieur du monde néo- latin, mais avec une finalité toute autre, la revue Dante de Lionello Fiumi (1931-1939).
 Du côté italien, les recherches à partir de Croce et ses élèves, mais surtout les contributions philologiques (Barbi, Contini, Petrocchi, Nardi, De Robertis…), les commentateurs
contemporains de la Comédie, les acquisitions critiques les plus récentes (Picone, Guglielminetti, Gorni, Chiavacci-Leonardi…).
 Les interventions critiques de poètes et écrivains français entre XXe et XXIe siècles, qu’il s’agisse d’essais entièrement dédiés à l’œuvre de Dante ou d’observations ponctuelles, tout en tenant compte que la présence de Dante dans la réflexion des écrivains français oscille « entre refus et mémoire », pour citer l’intitulé du travail fort utile de Claude Perrus (Tra rifiuto e memoria : Dante nella Francia moderna e contemporanea, Letture Classensi n° 39, 2011, p. 33-46).
 Les interventions critiques de poètes et écrivains italiens entre XXe et XXIe siècles, depuis
la vision d’un Dante ascète chez Pascoli, jusqu’au Dante « inventeur de la langue » chez Andrea Zanzotto, aux interventions de critique dantesque de Montale en passant par la conversion à Dante de Mario Luzi, chez lequel l’expérience pétrarquisante se révèle insuffisante à expliciter la tension entre dicible et dit.
 Du côté français, les réflexions théoriques des traducteurs de Dante, souvent écrivains à leur tour, à la fois sur leur travail de traducteurs et le problème interprétatif spécifique que l’œuvre de Dante pose.
 Les réflexions théoriques émanant des arts plastiques, figuratifs et de la musique à l’âge contemporain, puisque, comme le reconnaît Gianfranco Contini, « la mémoire de Dante […] n’est pas éminemment verbale […] mais elle s’organise en figures rhythmiques » où s’intègrent « l’aspect sémantique du langage et l’aspect musical » (Un’interpretazione di Dante, in Varianti e altra linguistica, Torino, Einaudi, 1970, p. 381).
 Les réécritures et réutilisations de Dante à l’âge contemporain : il s’agit d’un domaine encore en grande partie inexploré, autour duquel le projet de Giuseppe Sangirardi sur la Mondialisation de Dante a ouvert des perspectives inédites. Il s’agira d’examiner non pas la simple intertextualité, toujours possible (mais pas toujours entièrement consciente), mais le réemploi cohérent de Dante dans des genres variés (poésie, bande dessinée, filmographie, jeux vidéo…), qui montrent encore une fois que l’œuvre de Dante, même si elle fait l’objet de malentendus, ou peut-être, justement grâce à ces malentendus, traverse les siècles avec sa puissance intacte.

Les propositions sont à envoyer à Donatella Bisconti – UCA avant le 30-12-2019.

Le colloque se tiendra du 4 au 6 juin 2020 à l’Université Clermont Auvergne. Les modalités de participation seront précisées ultérieurement.
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Comité scientifique :
Donatella BISCONTI UCA - IHRIM
Pietro Gibellini Ca’ Foscari - Venezia
Philippe Guérin - Paris 3 - CERLIM
Paolo Leoncini Ca’ Foscari - Venezia