Définition du génie dans les discours savants et théoriques
Coordination : Madeleine SAVART, Maxime JEBAR, Sacha GRANGEAN, Elisabeth VUILLEMIN
Description, résumé
Le laboratoire junior FIGéE 17-18 (Fabrique des identités dans les discours sur les génies en Europe (XVIIe-XVIIIe siècle) organise le 10 février 2021 en visioconférence sa première journée d’études, "Définition du génie dans les discours savants et théoriques".
Point de départ de notre enquête, cette rencontre sera l’occasion d’y définir l’évolution des acceptions du terme « génie » dans les discours savants et théoriques, en langue française ou non, publiés en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Dans l’Antiquité et les cultes païens du bassin méditerranéen, le « génie » renvoie au « dieu particulier à chaque homme, qui veill[e] sur lui dès sa naissance, qui partag[e] toute sa destinée et dispara[ît] avec lui […] ». Dans l’imaginaire mythique antique, ces génies domestiques, manifestement liés à la psyché individuelle, cohabitent toutefois avec d’autres génies plus ou moins anthropomorphes, peuplant la terre ou les cours d’eaux. Ainsi, « […] de même chaque lieu, chaque état, chaque chose [a] son génie propre1 ». Originellement, les génies seraient donc omniprésents et relèveraient d’une implication de puissances divines dans le monde humain.
Avec l’avènement de l’ère chrétienne et le rejet progressif des croyances païennes, le sens du terme évolue. Si bien qu’au tournant du XVIIe siècle, le Thresor de la langue françoyse, tant ancienne que moderne de Jean Nicot n’enregistre plus que le sens suivant, particulièrement laconique : « naturel et inclination d’un chacun2 » ; le génie s’est sécularisé, intériorisé, assimilé aux caractéristiques proprement humaines. Une observation plus fine témoigne de la persistance de l’ancien sens ; peut-être en partie allégorisé, il coexiste désormais avec ce nouveau sens, comme cela apparaît dans le Dictionarie of the French and English tongues de Randle Cotgrave (1611) : « Ones good, or bad angell ; also, his nature, instinct, inclination, originall disposition3 ». La définition de Nicot laisse miroiter une tension dynamique restaurée par Cotgrave, qui utilise davantage de synonymes que le philologue français. Le génie relève d’une nature en puissance propre à chaque être humain (« naturel », « originall disposition ») et se réalise dans un mouvement d’attirance spontanée (« inclination », « instinct »). Cette qualité semble se manifester d’autant de façons qu’il y a d’individus, ouvrant le champ pour une myriade de nouvelles formes de génies, idiosyncrasiques et potentiellement concurrents. Dès lors, il est possible, avec Jean-Alexandre Perras de souligner que le « génie » s’apparente davantage à une notion, impliquant « un processus de définition, d’adaptation », qu’à un concept ou une idée : « Entendu comme une notion, le génie peut ainsi se comprendre comme un phénomène plurivoque, toujours travaillé par les discours dans lesquels il est impliqué4 ».
Pour ouvrir l’enquête de notre laboratoire, il convient donc d’essayer de nous accorder sur le cadre définitionnel de cette notion polymorphe aux XVIIe et XVIIIe siècles et de le distinguer le plus clairement possible de notions voisines. L’ouvrage La justesse de la langue françoise ou Les différentes significations des mots qui passent pour synonimes, de l’abbé Girard (1718), distingue la notion de « génie » d’une part de celle de « talent », d’autre part de celles d’ « esprit », de « raison », de « bon sens », d’ « intelligence », de « jugement », d’ « entendement » ou encore de « conception »5. Nous nous proposons de poursuivre de cette entreprise de précision sémantique sur l’ensemble de notre période en nous appliquant à distinguer les différents discours qui se sont emparés de la notion de « génie ». En effet, si le substantif « génie » est peu théorisé pour lui-même, il revient dans des textes divers et variés, renvoyant à des réalités qui ne se recoupent pas nécessairement.
Tandis que l’importante étude de Jean-Alexandre Perras explorait une approche philosophique et sémantique de la notion, nous nous proposons ici d’investir des corpus qu’il n’a pu explorer dans le cadre de ses travaux. Nous nous intéresserons tout d’abord à l’usage fait de cette notion dans les discours sur les arts et la langue. Faire dialoguer son étude des traités poétiques français avec une analyse des ouvrages linguistiques statuant sur le « bon usage » de la langue française permettra de creuser l’écart entre acceptation individuelle et collective de la notion. Nous nous proposons également d’ouvrir cette perspective poétique à d’autres aires linguistiques (anglaise, italienne, espagnole…), afin de de cartographier les diverses conceptions nationales du génie et l’institutionnalisation progressive des différents imaginaires – parfois affiliés, parfois exclusifs – qu’ils charrient. Cela nous conduira à réfléchir la dimension normative, voire exclusive, de cette notion tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective. Puis, nous invitons dans un second temps à explorer des corpus marginaux dans l’enquête de Perras, comme les traités de politesse et de bienséance ainsi que les ouvrages moraux et médicaux. Cela nous permettra de prendre la mesure de l’utilisation faite en société du « génie », de la place qui lui est faite dans l’étude scientifique tant des mœurs que du corps humain, et, peut-être, de son instrumentalisation au service de divers discours. Enfin, le « génie » est de plus en plus compris de façon collective au XVIIIe siècle, ce qui nous incite à vouloir explorer d’une part les traités politiques et juridiques, où le « génie » est nationalisé, et, d’autre part, des ouvrages techniques où le « génie » semble devenir l’apanage des ingénieurs.
Dans une perspective nourrie des travaux postcoloniaux actuels, nous proposons également d’envisager les rapports de cette notion avec les discours politiques qui lui sont contemporains, afin de déterminer à partir de quand cette notion est rapprochée de celles de « caractère national », puis déplacée vers celle de « race » à une époque où commencent se créer les identités nationales6.
En nous attachant à un vaste corpus, il s’agit d’analyser la façon dont ce terme est utilisé d’un texte à l’autre, d’un savoir à l’autre, quels sont les lexiques associés à cette notion, quelles figures elle permet de penser. Cette invitation à une étude transversale sur les discours savants et théoriques qui mobilisent le « génie », vise à mener à bien un travail précis de distinction de sens qui nous permettra de prendre la mesure de ses significations aux XVIIe et XVIIIe siècles. Cela nous permettra de voir comment chacun de ces textes s’approprie le « génie », l’infléchit selon les besoins de sa propre visée argumentative, et peut le fait devenir un support idéologique de hiérarchies individuelles, sociales, voire nationales.
Bibliographie indicative :
• Anthropologie et poésie, Nicolas Adell et Vincent Debaene (dir.), Littérature histoire théorie, n°21, mai 2018.
• Vices de style et défauts esthétiques, xvie-xviiiesiècle, Carine Barbafieri et Jean-Yves Vialleton (dir.), Classiques Garnier, Paris, 2017.
• L’imaginaire des langues : représentations de l’altérité linguistique et stylistique (XVIe-XVIIIe siècle), Lardon, Sabine et Rosellini, Michèle (dir.), Genève, Droz, coll. « Cahiers du GADGES », 2018.
• Duchet Michèle, Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières, [1971], Paris, Albin Michel, 1995
• Fumaroli, Marc, L’âge de l’éloquence et "res literaria" de la Renaissance au seuil de l’époque classique, [2e éd.], Paris, Albin Michel, "l’Evolution de l’humanité", n°4, 1994.
• MacMahon, Darrin M., Fureur divine : une histoire du génie, trad. Christophe Jaquet, Paris, Fayard, « L’épreuve de l’Histoire », 2016 [2013].
• Maingueneau, Dominique, Discours et analyse du discours : une introduction, Paris, Armand Colin, 2014.
• Merlin-Kajman, Hélène, « Langue et souveraineté en France au XVIIe siècle. La production autonome d’un corps de langage », Histoire, Sciences Sociales, vol. n°2, no49, 1994, p. 369 394.
• La Langue est-elle fasciste ?, Paris, Le Seuil, coll. « La Couleurs des idées », 2003.
• L’excentricité académique, institution, littérature, société., Paris, Les Belles Lettres, 2003.
• Pavel Thomas, L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, "Folio essais", 1996.
• Perras, Jean-Alexandre, L’exception exemplaire : une histoire de la notion de génie du XVIe au XVIIIe siècle, soutenue à l’Université de Montréal en 2012. (publiée@Garnier en 2016)
• Reichler Claude, "Littérature et anthropologie. De la représentation à l’interaction dans une Relation de la Nouvelle France au XVIIe siècle", L’Homme, n°164, 2003, p.37-56.
• Robinet, André, Le langage à l’âge classique, Paris, Klincksieck, coll. « Horizons du langage. Série “Epoques et cultures” », 1978, 294 p.
• Siouffi, Gilles, Le Génie de la langue française : étude sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’âge classique, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de Grammaire et de Linguistique », 2010.
• Thiesse, Anne-Marie, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Points. Histoire », 2001.
• Tinguely, Frédéric, Le fakir et le Taj Mahal : l’Inde au prisme des voyageurs français du XVIIe siècle, Genève, La baconnière arts, 2011.
• Van Delft, Louis, Littérature et anthropologie : nature humaine et caractère à l’âge classique, Paris, PUF, 1993.
• Zilsel, Edgar, Le génie. Histoire d’une notion de l’Antiquité à la Renaissance, de Michel Thévenaz, Paris, Minuit, 1993 [1926].
Modalités de participation :
Nous recevrons les propositions de communication (300-500 mots) jusqu’au 10 janvier 2021. Merci d’indiquer dans votre fichier votre institution de rattachement et d’envoyer le texte à l’adresse suivante : figee ens-lyon.fr
Les personnes ayant soumis leur proposition seront informées autour du 12 janvier si leur communication est finalement inscrite au programme.
Suggestion de corpus :
– les traités artistiques variés : non seulement les arts poétiques, mais également les traités sur la musique, la peinture, le théâtre, l’opéra etc.
– les traités de bienséance et de civilité, les ouvrages de remarques sur la langue
– les ouvrages moraux et médicaux
– les textes politiques et juridiques
– les traités techniques relatifs à une discipline précise (art militaire, architecture, mécanique, physique etc.)
Notes :
1 https://gaffiot.org/53059
2 https://portail.atilf.fr/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=G%C3%A9nie&submit=&dicoid=NICOT1606
3 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50509g/f483.item
4 Jean-Alexandre Perras, L’exception exemplaire : une histoire de la notion de génie du XVIe au XVIIIe siècle, Thèse de doctorat, 2013, p. 5.
5 Cette liste de synonymes partiels n’est pas exhaustive et s’appuie sur l’ouvrage de l’abbé Girard, La justesse de la langue françoise ou Les différentes significations des mots qui passent pour synonimes, (1718).
6 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales : Europe XVIIIe-XX siècle, Paris, Le Seuil, 1999.
C’est un projet de 2 ans minimum mené par des doctorantes et doctorants de Lyon, Saint-Étienne et Montréal. En plus du soutien de l’ENS de Lyon, le musée des beaux-arts de Lyon sera partenaire.
Il est proposé dans ce laboratoire de reprendre l’enquête initiée par Edgar Zilsel en lui donnant une perspective nouvelle. En 1926, il livrait au public germanophone une histoire de la notion de l’Antiquité à la Renaissance. Celui-ci promettait alors « d’autres volumes ultérieurs [qui] viendront compléter l’histoire de la notion de génie jusqu’à nos jours » (Le Génie. Histoire d’une notion de l’Antiquité à la Renaissance, 1993 [1926]) et qui, hélas, n’auront jamais été écrits par ce chercheur. Mais les travaux du laboratoire-junior ne poursuivront pas seulement cette étude fondatrice : ils s’inscriront aussi dans l’actualité historiographique. Depuis l’ouvrage fondateur d’E. Zilsel, Jean-Alexandre Perras (2012) a rédigé une thèse sur l’évolution de cette notion de la Renaissance aux Lumières, en France exclusivement et dans une perspective davantage philosophique et sémantique que la nôtre. Plus récemment encore, Darrin M. MacMahon (2013) a tenté d’en réécrire l’histoire longue, avec les limites inhérentes à un aussi large corpus. L’un des points communs entre ces deux ouvrages réside dans l’ampleur de leur enquête historique, et leur postulat d’une discontinuité historique entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Nous nous proposons de faire un pas de côté par rapport à cette division historiographique traditionnelle pour penser de façon plus souple la transition constituée par la Querelle des Anciens et des Modernes. Surtout, la genèse de l’individu d’exception y est centrale dans les deux parcours, alors que nous souhaiterions, de notre côté, davantage réfléchir aux implications de l’échelle collective dans ce concept. Tout en nous appuyant sur les acquis de ces travaux importants, nous souhaiterions à la fois approfondir les questionnements déjà soulevés par Zilsel, MacMahon et Perras, mais aussi et surtout explorer d’autres aspects, unifiés par la réflexion sur la construction de ces identités collectives.
Axes du projet :
Définition du génie dans les discours savants et théoriques
Le génie collectif à l’épreuve du genre
Circulation des génies et transferts culturels
Mises en scène et représentation du génie dans les arts et fictions littéraires
Membres du projet :
Sacha GRANGEAN (ENS Lyon)
Maxime JEBAR (Lyon 2)
Madeleine SAVART (Saint-Etienne)
Elisabeth VUILLEMIN (Lyon 2)