Esclandre – Scandalo : Regards croisés


Organisation :
Donatella BISCONTI, UCA, IHRIM
Daniela FABIANI, Università degli Studi di Macerata
Luca PIERDOMINICI, Università degli Studi di Macerata
Cristina SCHIAVONE, Università degli Studi di Macerata

Contacts : Donatella BISCONTI et Cristina SCHIAVONE

Dans le dictionnaire Littré (Paris, Hachette, t. 2, 1874), le mot « esclandre » est ainsi défini : « Bruit scandaleux à propos de quelque accident fâcheux, désagréable ». L’esclandre est en effet relié à ce qui fait du tapage et éclate au grand jour, mais aussi à l’attitude de celui/celle qui agresse et querelle publiquement quelqu’un. Chez La Fontaine, l’esclandre se rapproche de la rixe ou bien de l’attaque menée contre quelqu’un qui n’est pas en mesure de se défendre.

Dès le début, l’emploi du mot esclandre est donc amphibolique : d’un côté, il indique le comportement immoral qui suscite l’émoi de ceux qui assistent à un spectacle reprochable ; de l’autre, il fait référence à tout acte relevant d’une agressivité recherchée, afin de brouiller les pistes. Littré cite l’exemple suivant de Jean Froissart (XIVe siècle) : Et tous ces appareils et l’esclandre qui s’en faisoit estoient pour retraire hors le duc de Lancastre et sa route du royaume de Castille (II, III, 40).

Cette ambiguïté remonte probablement à l’étymologie même du mot, σκάνδαλον /’skandalon/, qui signifie l’obstacle ou le piège (au sens matériel comme au figuré) posé pour faire tomber son rival ou sa proie. Le sens de scandale – ce qui suscite réprobation – est postérieur, mais le terme garde toujours l’aspect d’attaque ou de provocation insidieuse qu’il avait au début. En latin aussi, le sens originel est celui d’obstacle contre lequel on bute, de quelque chose qui s’interpose sur notre chemin.

En italien, comme en latin et en français, scandalo indique tout d’abord ce qui fait obstacle, qui nous empêche de procéder ou qui nous fait tomber. Sur le plan spirituel, scandalo est l’obstacle posé expressément pour faire tomber quelqu’un, pour l’induire au péché. Le scandale a donc un côté ’actif’ – adopter un comportement qui nuit à autrui, le poussant à pêcher – et un côté ’passif’ – le fait de se scandaliser, de s’indigner, ce qui est également un péché, puisque celui qui est innocent ne voit pas le mal partout. On peut rappeler à ce sujet que dans l’Evangile de Mathieu (7, 1-23), les pharisiens accusent le Christ de ne pas respecter la tradition d’un point de vue éminemment formel et se scandalisent lorsqu’il réplique que ce sont eux qui ont hypocritement manipulé les commandements de Dieu.

Le colloque Esclandre/Scandalo, dont les contributions seront réunies dans le n° 2 de la collection Regards croisés, entend explorer les différentes facettes d’esclandre/scandalo dans la littérature et les arts, en France comme en Italie, depuis le Moyen Age jusqu’à l’âge contemporain. Qu’est-ce que l’esclandre dans la représentation artistique ? Ce n’est pas simplement faire étalage de comportements non admis par la morale courante ou mettre en scène l’obscénité ; il s’agit plutôt de briser consciemment certains ’tabous’ relevant de conventions dans le domaine des genres pratiqués, des canons établis. Si l’esclandre est un objet auquel on se heurte, on peut classer sous cette notion toute provocation visant à remettre en question les stéréotypes culturels et sociologiques, les techniques rhétoriques, le principe d’imitation et l’idée même de la finalité de toute création artistique : il s’agira alors du sens actif du mot. D’un autre côté, l’esclandre est aussi la résistance aveugle ou hypocrite contre toute forme de modification, de changement qui pourrait ébranler le statut de monopole culturel, littéraire, idéologique, politique, de groupes ou d’individus : ce sera alors le sens passif qui sera exploré (le fait d’être scandalisé.e.s).

Plusieurs angles d’attaque sont proposés :

1. Esclandre en tant que réaction à des comportements considérés comme inadmissibles, voire nuisibles aux formes de pouvoir confortablement assises. Lorsqu’Alberti, dans sa Protesta, attaque les juges du « Certame Coronario », qui, en 1441, refusèrent de décerner le prix aux concurrents de la compétition en langue italienne, il attaque l’attitude scandalisée des humanistes florentins, persuadés que le vulgaire italien n’avait aucun avenir car seul le latin pouvait prétendre au statut de langue culturelle, et qui, sur la base de ces convictions, boycottèrent la manifestation.

2. Esclandre comme remise en question de codes et principes hérités de la tradition, relativement à la fonction de la littérature. Le scandale constitué par la publication du Décaméron réside moins dans la représentation de l’adultère ou de la sexualité (d’ailleurs bien présents dans toute la littérature médiévale), que dans l’affirmation de l’idée de littérature comme delectare et non comme docere, ce qui va à l’encontre d’une tradition puisant ses sources dans l’Antiquité et adoptée par le Christianisme. Du coup, le scandale est celui que déclenchent certaines œuvres novatrices en leur temps, comme par ex. les pièces théatrales de Victor Hugo : la « Préface de Cromwell » (1827) théorise et défend avec virulence de nouveaux stylèmes formels et une nouvelle poétique ; on peut songer aussi à la « bataille d’Hernani » (1830), tout comme au scandale provoqué par la mise en scène de Ruy Blas (1838), toujours de V. Hugo. La mort de Sardanapale de Delacroix, en 1827, fait scandale par son bouleversement des « règles de la peinture », s’accompagnant de la représentation de la cruauté non dépourvue d’une sensualité troublante. On peut également évoquer les romans de certaines écrivaines africaines francophones (Mariama Bâ et Ken Bugul en premier), qui, au début des années 80, en donnant la voix aux femmes dans l’espace publique, rompent avec certains tabous et schémas tracés par la culture dominante.

3. Esclandre comme remise en question de principes fondateurs de la vie en société. André Gide avec L’immoraliste (1902), Les caves du Vatican (1914), Les nourritures terrestres (1897 mais republié en 1927 avec une préface de l’auteur), propose un rejet de toute morale contraignante ; sa célèbre phrase dans Les Nourritures terrestres, « Familles, je vous hais », explique bien l’anathème qu’il prononce contre une société repliée sur des valeurs qu’il considérait comme dépassées. Dans la même période, Le diable au corps de Radiguet fait scandale à travers une histoire d’amour qui non seulement est adultère, mais se heurte au patriotisme affiché lors de la première guerre mondiale et au style de vie de la petite bourgeoisie.

4. Esclandre comme moteur et dynamique d’un débat explicite, mené autour de points de vue qui s’affrontent. Au XVe siècle, la « querelle des femmes » oppose les tenants d’un idéal courtois périmé, condamnant l’image d’une « belle dame sans mercy » (comme celle chantée par Alain Chartier), et ceux ou celles qui défendent l’image de la femme (Christine de Pizan, Martin Le Franc) ; à la fin du XVIIe siècle, la « querelle des anciens et des modernes » met en perspective les points de vue d’écrivains qui voudraient s’affranchir des modèles d’une littérature encore imprégnée de canons classiques. En ce sens, au XVIIIe siècle, la polémique Orsi-Bouhours, où s’affrontent les partisans du français en tant que langue coïncidant avec la raison cartésienne et les partisans de l’italien, langue expressive et libre sur le plan syntaxique, mais également soucieuse d’une tradition remontant jusqu’à Dante, est le symptôme de la tension entre deux pays, l’un exerçant sa suprématie culturelle, l’autre en quête d’identité et désireux d’affirmer son indépendance au prix du rejet de la culture de son voisin.

5. Esclandre comme représentation – relevant de l’ironie, de la technique du straniamento/distanciation – de situations, individus ou objets, destinée à dénoncer les stéréotypes culturels, les idées reçues, les préjugés de toute sorte. On peut citer à titre d’exemple la représentation de la foule pendant l’assaut aux fournils dans les Promessi Sposi : le « scandale » de l’émeute est mis en scène par le biais de la représentation déformée des individus et des objets qui deviennent, par-là, méconnaissables. La déformation des signes est particulièrement évidente dans le genre médiéval de la fatrasie, habité(e) par toutes sortes de bêtes, baleines ou batraciens, qui met le langage à rude épreuve et peut en quelque sorte rappeler certaines images – scandaleuses en ce sens – des peintures de Jérôme Bosch. L’esclandre se prête aussi à la dramatisation, par sa mise en scène dans le théâtre médiéval (moralités, sotties..).

6. Esclandre comme usage non conventionnel de la langue et des codes formels de la représentation : l’attaque menée par Dante dans la Comédie au clergé corrompu s’appuie à la fois sur les comportements intolérables de l’Eglise et l’emploi d’un sarcasme acéré. C’est ce langage qui fait scandale, car la dénonciation de la corruption ecclésiastique n’est pas en elle-même une nouveauté entre XIIIe et XIVe siècles. Le langage est d’ailleurs le terrain idéal pour toute expérimentation formelle et signifiante : l’accumulation et la recherche lexicales caractérisent la langue de Joris- Karl Huysmans, qui, en rupture avec le naturalisme de Zola et ses « Soirées de Medan », signe un roman décadent tout à fait exceptionnel : A rebours. Le scandale est parfois dans l’originalité. Berlioz, avec son Benvenuto Cellini (1838), suscite l’incompréhension du public : Cellini apparaît comme l’artiste génial brisant les conventions de son époque, ce qui se traduit chez Berlioz par une partition insolite, expression d’un art révolutionnaire que les spectateurs français ne jugèrent que trop excentrique. La manipulation des structures linguistiques apparaît dès la fin des années 60, dans les romans de la majorité des écrivains subsahariens francophones qui, dans une intention glottopolitique, décident de « tropicaliser » la langue française, en d’autres termes de la « plier » aux structures des langues africaines (Ahmadou Kourouma en est l’exemple majeur).

7. Esclandre comme représentation de l’obscénité à des fins polémiques. Eros e Priapo de Gadda, dont la prose virulente constitue le catalyseur d’une œuvre destinée à susciter « scandalo nei cuori pudibondi », selon les propres mots de l’auteur, emploie consciemment les références sexuelles obscènes pour faire remonter à la surface l’avilissement des consciences que le fascisme détermine. On peut songer au scandale provoqué par la protagoniste de La Vengeance d’une femme (Barbey d’Aurevilly, Diaboliques) : elle souhaite traîner dans la boue l’honneur de son noble mari – trop jaloux – par le choix d’un style de vie immoral qui l’amènera à mourir honteusement parmi les prostituées malades, à la Salpêtrière : l’esclandre y prend un tour paradoxal, une tonalité presque « morale ». D’autre part, l’obscénité, poursuivie à travers la représentation des corps ou des actes, peut métaphoriser la mutation des corps textuels ; au Moyen Âge, elle est susceptible de dire la « nouveauté » (Cent Nouvelles nouvelles, fabliaux).

8. Esclandre comme coïncidence entre vie et œuvre, où l’une justifie et explique l’autre – le langage, même dans son âpreté, n’étant que le véhicule du sens, sans rien concéder à l’élaboration rhétorique. Pasolini revendique son désespoir, tel un scandale en guise de résistance, inséparable de son métier d’écrivain engagé (« E oggi, vi dirò, che non solo bisogna impegnarsi nello scrivere, / ma nel vivere : / bisogna resistere nello scandalo / e nella rabbia, più che mai, / ingenui come bestie al macello, / torbidi come vittime [...] » ; Poeta delle ceneri – Who is me, in Bestemmia, Poesie disperse II, Milano, Garzanti, 1993). C’est le cas également des vies « maudites » : non seulement celles de Baudelaire, Rimbaud ou Verlaine, mais, pour le Moyen Âge, celle de François Villon : la coïncidence entre vie et œuvre paraît totale chez un auteur dont nous savons très peu et qui s’est plu à brouiller les pistes. Son histoire, peu honnête, marginale (étudiant, voleur, assassin), revit dans la reconstruction poétique qu’il en donne, où les confins entre persona et personnage historique restent flous. Dans ce cas, la langue est une fois de plus l’outil et le matériau d’une telle reconstruction.

9. Esclandre comme clin d’œil, provocation énigmatique, se servant de moyens techniques disparates en mesure de fourvoyer et confondre le lecteur/spectateur. La peinture de De Chirico, métaphysique jusqu’à la fin des années 20 du XXe siècle, ne se prive pas, à partir de cette date, de l’expérimentation de tous les styles, à tel point que la critique n’a souvent pas su suivre l’évolution du peintre, se cantonnant à exposer ses premières œuvres comme si le reste de sa production n’avait pas de réel intérêt. D’autre part, De Chirico se présente comme semeur de scandales, à la fois pour les procès qu’il entame contre les organisateurs des vernissages de ses œuvres – il les accuse d’exposer des faux (des accusations qui se révéleront plus tard fondées) – et pour son ambiguïté politique vis-à-vis du fascisme. Céline, dans Voyage au bout de la nuit, de 1932, et Mort à crédit, de 1936, fustige la société moderne avec ses impostures et scandalise en même temps pour l’emploi d’une langue oralisée et argotique, mais également pour son biologisme (ou, si l’on veut, son racisme et antisémitisme qui prennent en 1937 des allures violentes et délirantes) et son engagement politique de droite – qui le repoussent aux marges du monde littéraire, malgré sa génialité, et qui divisent toujours la critique.

Les propositions de contribution doivent être envoyées avant le 30 mars 2020 à : Donatella Bisconti et Cristina Schiavone