État de la recherche sur les récits de voyage entre l’Europe et l’Amérique latine (XVIIIe-XIXe siècles)
Organisation : Daniel LOPEZ et Matthias SOUBISE
Les récits de voyage en Amérique latine sont un objet d’étude fertile, qui a donné lieu à de multiples travaux dans différents domaines des deux côtés de l’Atlantique. Cette journée d’étude se veut un espace de réflexion et d’échange assez large sur un ensemble de travaux en cours qui abordent directement ou indirectement ce sujet, particulièrement pendant la période allant des Lumières aux indépendances et aux consolidations des nouvelles républiques américaines.
Qu’il soit utilisé comme un document à portée historique ou bien comme un texte proprement littéraire, le récit de voyage est un objet crucial pour comprendre la manière dont l’Amérique latine a été décrite et comprise, et, en retour, comment les nations latino- américaines se sont aussi représentées elles-mêmes.
Le XVIIIe siècle est une période florissante pour les récits de voyage, les journaux ou les carnets, imprimés ou manuscrits, qui s’inscrivent dans un mouvement plus large d’exploration, de collecte et de connaissance accrue de toutes les parties du monde (Bourguet,
1996). Au XIXe siècle, avec l’avènement des jeunes républiques en Amérique, les voyages apparaissent, entre autres, comme l’occasion pour certains acteurs européens d’étudier, voire d’influer, les nouvelles formes de gouvernement ou de sonder les possibilités de commerce qui s’ouvrent (Pérez Mejía, 2002). Au cours des deux siècles, le genre viatique continue son essor
auprès d’un public toujours plus large, avide d’aventure et d’exotisme, au moyen de
publications périodiques, du Journal des savants au Tour du Monde et à La Revue des deux mondes.
Le récit de voyage fait émerger une « zone de contact » (Pratt, 1992) entre deux espaces traversés par le voyageur – espaces marqués par des relations d’asymétrie et de domination que le récit traduit. Les récits de voyage ne sont pas seulement un compte rendu de la connaissance d’un lieu. Ils en donnent aussi une représentation en construisant des imaginaires. En effet, d’une part, ces récits et l’appareil paratextuel (Genette, 1987) qui les encadre mettent en lumière des réalités parfois délaissées ou passées sous silence par les locaux et, de l’autre, ils révèlent des visions, projets et enjeux qui surpassent le simple cadre anecdotique, la description de peuples et coutumes « étranges », la relation de découvertes scientifiques ou d’exploits en tout genre. Le regard porté sur l’Autre le plus souvent en tant qu’objet, que ce soit l’espace ou les sujets qui y habitent (Colin, 2009), en serait un exemple. Si des courants relativement récents (Pratt, Saïd) prônent cette approche, il ne faudra pas négliger cependant la féconde circulation d’idées et les discussions favorisées en Europe par ce genre textuel. Or, ces récits, largement diffusés, réédités, compilés, traduits, peuvent être également réappropriés par les anciennes colonies dans le but construire des référents identitaires. Sujet à l’origine de controverses, mais dont l’accomplissement effectif est encore aujourd’hui constatable, les récits de voyage intègrent souvent des collections éditoriales officielles ou privées en tant que textes fondateurs de la nation (Fontana, 2011 et Sorá, 2010). L’Amérique latine, enfin, n’est pas seulement un espace parcouru par des Européens, il fait aussi l’objet de voyages de membres des élites sud- américaines dans une logique de connaissance et de contrôle des territoires nationaux. Ce dessein d’auto-reconnaissance et d’auto-détermination de la part des élites des nouvelles nations élargira également les horizons de recherche et d’exploration car des intellectuels, commerçants, hommes politiques et cosmopolites latino-américains voyageront aussi en Europe, aux États-Unis et ailleurs : l’on peut mentionner, par exemple, Viajes por África, Europa y América de Domingo Faustino Sarmiento (1849), ou encore Viajes de un colombiano en Europa de José María Samper (1862).
Modalités de soumission
Les propositions pourront venir de différents domaines d’études : littératures (toutes langues et aires culturelles), littérature comparée, histoire et histoire des sciences, histoire de l’art, philosophie et histoire des idées, etc. Elles sont à envoyer conjointement aux deux organisateurs Matthias SOUBISE et Daniel Lopez avant le 15 décembre 2020 (titre, résumé d’environ 500 mots, en français, une liste non exhaustive de références, ainsi que le nom et l’institution d’appartenance de l’auteur). Publication des communications retenues : mi-décembre 2020.
Les réflexions pourront se développer sur l’un de ces axes interdépendants, dont les approches sont mentionnées à titre indicatif :
– Édition et histoire du livre : la place des récits de voyage dans la production imprimée ; les réseaux de diffusion ; le rôle de la presse dans la diffusion des récits de voyage ; la place et les enjeux des illustrations et des cartes dans les récits de voyage ; le marché éditorial et les lecteurs ; éditer des récits de voyages aux XVIIIe et XIXe siècles (formes, supports, enjeux).
– Le récit de voyage comme genre littéraire : la construction, l’affirmation et les critiques de ce genre ; les approches poétiques, stylistiques et intertextuelles ; la création de la figure du voyageur en Amérique latine et en Europe ; la place de la fiction et la question des mythes.
– La construction des savoirs et leurs imaginaires : les expéditions naturalistes ; l’Amérique latine comme objet scientifique : l’usage des récits de voyage dans la construction de systèmes scientifiques et philosophiques ; les imaginaires scientifiques : la construction de la nature, la figure du voyageur scientifique.
– Idées et sociétés : la question coloniale et postcoloniale, les indépendances et les constructions de modèles nationaux ; les réceptions et les usages des récits de voyages : réappropriations, variations, traductions ; l’Amérique latine comme laboratoire politique (temps des révolutions, exils…) ; la construction de l’Autre et les discours sur l’altérité ; femmes et voyages.
Bibliographie indicative
Bertrand M., et al., À la redécouverte des Amériques : Les voyageurs européens au siècle des indépendances, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2002.
Samir Boumediene, La colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Vaulx-en-Velin, Éditions des Mondes à faire, 2016.
Bourguet M.-N., « L’explorateur », dans Michel Vovelle, L’homme des Lumières, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 285-346.
Cañizares-Esguerra J., How to Write the History of the New World. Histories, Epistemologies, and Identities in the Eighteenth-Century Atlantic World, Stanford, Stanford University Press, 2001.
Colin P., Du paysage de l’un à l’autre du paysage. Discours du paysage, pouvoir et identité(s) en Colombie au 19e siècle, Thèse de doctorat en littérature espagnole, sous la direction de Thomas Gomez, Université Paris-X, 2009.
Fontana P., et Roman C., Libros en movimiento : Ediciones, traducciones y colecciones de viajeros a la Argentina, dans Orbis Tertius, XVI, no 17, 2011.
Foucault M., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 2010. Genette G., Seuils, Éditions du Seuil, Paris, 1987.
Gerbi A., The Dispute of the New World : the history of a polemic, 1750-1900 [1955], Jeremy Moyle (trad.), Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1973.
Laissus Y. (dir.), Les naturalistes français en Amérique du Sud, XVIe-XIXe siècles, Paris, Éditions du CTHS, 2005.
Lafarga, F., Méndez Robles, P. S., et Saura, A. (éd.), Literatura de viajes y traducción, Grenade, Editorial Comares, 2007.
Marcil Y., La Fureur des voyages : les récits de voyage dans la presse périodique, 1750-1789, Paris, Honoré Champion, 2006.
Martin, A. E., et Pickford, S. (éd.), Travel narratives in translation, 1750-1830 : Nationalism, ideology, gender, Londres, Routledge, 2012.
Pérez Mejía A., La geografía de los tiempos difíciles : Escritura de viajes a Sur América durante los procesos de independencia, 1780-1849, Medellín, Editorial Universidad de Antioquia, 2002.
Pratt M. L., Imperial eyes : studies in travel writing and transculturation, Londres, Routledge, 1992.
Safier N., Measuring the New World. Enlightenment Science and South America, Chicago, Chicago University Press, 2008.
Said E. W., Culture and imperialism, New York, Vintage, 1994.
Sorá G., « Traducir la nación Gregorio Weinberg y el racionalismo del pasado argentino », Estudios Interdisciplinarios de América Latina y El Caribe, no 21(1), 2010, p. 77-99.
Todorov T., Nous et les autres : La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Éditions du Seuil, 1989.
Cette journée d’étude se veut un espace de réflexion et d’échange assez large sur un ensemble de travaux en cours qui abordent directement ou indirectement ce sujet, particulièrement pendant la période allant des Lumières aux indépendances et aux consolidations des nouvelles républiques américaines.