« Éteignoirs » ou « lanternes » ? Professionnels de l’imprimé et usages des Lumières en France sous la Restauration


Depuis une vingtaine d’années, littéraires et historiens « repensent la Restauration »1 et de nombreux travaux ont notamment questionné les divers supports médiatiques – livres, journaux, pamphlets, chansons, estampes – abondamment exploités par les contemporains pour forger l’opinion publique. Plusieurs études ont permis de préciser les cadres d’élaboration de ces supports autour du geste et de la matérialité éditoriale, de la production et de la diffusion des imprimés, tout comme de leur surveillance. Si certains de ces angles d’approche paraissent désormais mieux connus – pensons notamment aux travaux de Jean-Claude Caron, Ségolène Le Men, Jean-Yves Mollier, Emmanuel de Waresquiel, Raymond Trousson et François Bessire ou plus récemment Marie-Claire Boscq, Emmanuel Fureix, Sophie-Anne Leterrier et Olivier Tort – nous pouvons affirmer qu’ils sont loin d’être épuisés. Temps « des chevauchements »2 où cohabitent plusieurs générations – celles des Lumières, de la Révolution ou de l’Empire –, temps aussi des « intermédiaires »3, la Restauration offre un champ particulièrement stimulant pour questionner le rôle, l’action et la production des acteurs de la chaîne de l’imprimé en France.

Dans la foulée de la journée d’étude de la CUSO prévue le 30 octobre 20204, il s’agit de reporter le débat sur le lien entre matérialité des œuvres et histoire des idées à l’époque de la Restauration. Cette période marque un moment charnière dans l’histoire de la diffusion des textes et des idées : renouveau des techniques d’impression, développement de formats aisément reproductibles, diffusables à plus large échelle et augmentation du lectorat accompagnent les bouleversements politiques des années post-révolutionnaires. On assiste bien à une redéfinition du rôle de l’objet imprimé dans l’espace public. Reste à étudier les tenants et
les aboutissants de l’action jouée par les différentes instances de production, de réception et de contrôle.

Auteurs et dessinateurs, imprimeurs et lithographes, éditeurs et libraires, colporteurs et tenanciers de cabinet de lecture constituent autant de rouages d’un marché de l’imprimé devenu incontournable. Nombreux sont les métiers qui concourent à « la mise en forme des œuvres d’autrui ». Dès lors, s’intéresser au lien entre matérialité et idées, c’est aussi questionner le degré de responsabilité de ces différents acteurs face au texte. Peut-on mettre sur un même plan celui qui produit un contenu original et se fait reconnaître comme tel par un contrat, des droits d’auteurs ou une signature au cœur de l’œuvre, et celui qui ne ferait que la reproduire ? Sémantiquement déjà, la question n’est pas si simple et s’inscrit dans une évolution des métiers du livre amorcée au XVIIIe siècle. Lorsque l’Encyclopédie présente d’emblée l’imprimeur comme un « ouvrier », c’est bien pour en neutraliser aussitôt toute dimension réductrice : n’est- il pas surtout un « homme de goût » ? Voltaire joue sur la même équivoque lorsqu’il assène à Gabriel Cramer qu’« un bon imprimeur est un homme de lettres ». Et comme le rappelle Giles Barber, dans le cas du Patriarche de Ferney, « l’homme de lettres se révèle être aussi un bon imprimeur »5.

Imprimer sous la Restauration est un geste indissociable de l’actualité politique et des circonstances, ô combien mouvantes, dans cette période d’instabilité institutionnelle. Mais c’est aussi jouer plus ou moins consciemment sur l’héritage du XVIIIe siècle et du fameux tournant des Lumières. Pensons aux grandes entreprises éditoriales qui sont frénétiquement menées autour de Voltaire6, Rousseau7, Diderot8, ou bien encore Buffon9 : il s’agit certes d’entreprises qui réactualisent les querelles du passé, mais ne sont-elles pas pour autant bien ancrées dans leur temps ? De même, l’action de l’éditeur Touquet, connu pour ses éditions de Rousseau, de Voltaire ou de la Charte à bas prix, ainsi que pour ses tabatières, est-elle bien connue dans cette double dimension ? Que dire de Treuttel et Würtz, lorsqu’ils éditent notamment les œuvres du Groupe de Coppet ? S’ouvre en réalité ici un questionnement à cheval entre histoire littéraire et histoire politique où, entre l’émergence des romantiques et l’affirmation des classiques, il s’agit de questionner le sens de la référence au passé, aussi tumultueux soit-il.

À ce titre, l’imprimé quel qu’il soit n’échappe pas aux questions de contingences matérielles : potentiellement jugé subversif et séditieux lorsqu’il est élaboré et diffusé par les cercles de l’opposition, l’imprimé de la Restauration ne semble-t-il pas parfois suivre, comme « la vie de l’esprit »10, la loi de l’offre et de la demande ? Une autre approche pourrait, dans le même ordre d’idée, consister à interroger les instances responsables de la censure et leur effet sur la production imprimée, dans la lignée des travaux de Marie-Claire Boscq. Malgré le tournant libéral des monarques restaurés, la « police des esprits » héritée du décret de Napoléon 1er (1810) encadre et surveille les acteurs et les outils mais aussi toute la production imprimée : livres, journaux, estampes, caricatures et chansons. Perquisition, amende, emprisonnement, ou pire, le retrait du brevet synonyme de « mise-à-mort professionnelle » sont régulièrement mobilisés par les agents de la Librairie. Pourtant, cela n’empêche pas plusieurs grandes maisons d’édition – comme les Didot aîné, les Belin, les Dupont – de se lancer dans la réédition d’œuvres du XVIIIe siècle aux côtés d’auteurs contemporains plus ou moins engagés. Le gain espéré compense-t-il le risque pris ? Ces figures, leurs liens avec les Lumières, leur rôle dans le monde du livre et de la politique de la Restauration méritent en tout cas d’être éclairés.

Ces différents éléments pourront, entre autres, nourrir les contributions de ce colloque qui se donne pour objectif de comprendre plus précisément le lien entre matérialité du livre et histoire des idées dans une période où se croisent une actualité littéraire, politique, artistique et technique foisonnante, sur fond d’une redéfinition, amorcée au siècle précédent, des catégories socio-professionnelles et des usages autour de l’objet imprimé.

Les propositions de communication, en français, en allemand ou en anglais, comporteront un titre et un résumé (1’500 signes) ainsi que des mots-clés. Elles seront accompagnées d’une brève bio-bibliographie de l’auteur et devront parvenir en format Word ou PDF par courrier
électronique, au plus tard le 2 février 2021, à la fois à Nicolas MOREL et Guillaume POISSON.

Les actes de cette rencontre seront publiés dans la revue internationale Annales Benjamin Constant (Éd. Slatkine-Genève / Institut Benjamin Constant - Lausanne).

Comité scientifique :

Léonard BURNAND, Université de Lausanne
Michèle CROGIEZ, Université de Berne
Nicolas MOREL, FNS (CELLF, Sorbonne-Universités – IHRIM, Université de Lyon 2)
Guillaume POISSON, Université de Lausanne