L’enregistrement des voix chantées dans la littérature de la Belle Époque (1893-1914)


Organisation : Marine WiISNIEWSKI (IHRIM), Stéphane HIRSCHI (LARSH-De Scripto)

Lorsque, dans sa Recherche, Proust affuble le noble Palamède de Guermantes du titre de baron de Charlus, son humour se délecte sans doute d’offrir ainsi à sa créature le nom d’un chanteur contemporain, Charlus, pseudonyme de Louis-Napoléon Defer, que sa frénésie d’enregistrer des chansons avait fait gratifier du sobriquet de « forçat du gramophone » – on lui prête en effet plus de 10 000 enregistrements entre 1895 et 1914. L’intérêt de Proust, non seulement pour la musique et le chant, mais pour les voix écoutées, se manifeste sous de multiples formes dans la Recherche, qu’il caractérise le timbre, le phrasé, le débit, le sel ou les tics d’un personnage, qu’il partage certains marqueurs stylistiques de la Berma ou de Rachel dans leur déclamation, ou même qu’il éclaire de façon saisissante le passage du temps lors du Bal des têtes, lorsque le narrateur entend la voix d’un vieil ami comme émise artificiellement par un phonographe dans le corps d’un gros bonhomme grisonnant.

Proust se montre ainsi particulièrement attentif aux mutations décisives qui affectent, au tournant des XIXe et XXe siècles, un secteur culturel – celui de la musique et de la chanson, dont les productions peuvent désormais être enregistrées et reproduites – mais aussi plus largement les pratiques d’écoute et l’évolution des sensibilités. Le phonographe – et son concurrent, le gramophone – ne témoignent donc pas seulement de l’attention que porte l’écrivain au progrès technique mais symbolisent les changements culturels, sociologiques et cognitifs que le texte littéraire s’efforce de penser.

Alors que le phonographe, dont Thomas Edison dépose le brevet en 1877, n’est pas « né objet musical1 », il constitue pourtant une innovation technique déterminante qui transforme radicalement, par son « implantation rapide2 », le rapport de l’auditeur à la voix chantée. Tandis que « le recours à une machine pour écouter la musique constitue, à la fin du XIXe siècle, un geste nouveau, voire incongru3 », en quelques années seulement, entre 1890 et 1914, cette machine nouvelle est « rapidement assimilée4 ». Elle devient un appareil à usage domestique qui permet à l’amateur d’écouter des chansons à distance de toute prestation scénique, en l’absence du corps même du chanteur et dans l’intimité de son intérieur, et de réécouter à loisir la voix des vedettes de music-halls ou d’opéra. La mise au point du moulage des cylindres entre 1899 et 1903 permet en outre une production accélérée et une diffusion plus large des cylindres enregistrés, bientôt supplantés par les disques, ce qui fait entrer la chanson – et la voix chantée – dans l’ère de la reproductibilité, dont son impossible fixation les tenait jusque-là éloignées. Ce qui ne pouvait appartenir qu’à l’imagination du merveilleux scientifique, comme en témoignent par exemple L’Ève future de Villiers de l’Isle Adam (1886) ou Le Château des Carpathes de Jules Verne (1892), devient désormais une réalité dont le récit, le théâtre et même la poésie se mettent à rendre compte, et non plus seulement à imaginer.

C’est à cette lumière, dont Proust serait le fanal, qu’il nous semble fécond d’interroger la manière dont la littérature de la Belle Époque (1893-1914) évoque les voix chantées et enregistrées, à ce moment charnière où les mots ne sont plus la seule façon d’en conserver trace, et où toute une production phonographique s’emploie à graver la voix dans la cire, au gré du « spectaculaire développement5 » des enregistrements sonores que propagent dans des publics élargis, à échelle vite industrielle, les cylindres Lioret (à partir de 1893) ou Pathé (à partir de 1897). De Marcel Proust à Colette, d’Edmond Rostand à Stéphane Mallarmé, de Marcel Schwob à Gaston Leroux, l’évocation de la voix dans la poésie, le théâtre et les romans doit, à partir des années 1890, dialoguer avec les œuvres concurrentes que proposent les cylindres phonographes. C’est ce dialogue, nourri de descriptions, de transpositions, voire d’émulations – en somme les déclinaisons multiples de ces interactions nouvelles – qu’entend interroger cette première journée d’études.

Nous envisagerons les axes de réflexion suivants, au croisement des disciplines, entre études littéraires, arts du spectacle et cantologie :

Comment l’œuvre littéraire intègre-t-elle la nouveauté technique que constitue l’enregistrement sonore, jusque-là essentiellement fantasmée par le merveilleux scientifique ? Selon quelles modalités le phonographe, le cylindre, le disque et la voix enregistrée sont-ils introduits dans le roman, au théâtre, en poésie ?
Comment la littérature de la Belle Époque décrit-elle ou transcrit-elle la voix chantée, désormais pérennisée par l’enregistrement ? Quel vocabulaire et quelles images spécifiques les voix gravées sur cylindre ou sur disque suscitent-elles ? À quel(s) imaginaire(s) donnent-elles lieu ?
En quelle mesure les œuvres littéraires témoignent-elles d’une évolution des pratiques d’écoute et pensent-elles cette évolution des sensibilités ? En quoi la possibilité d’une écoute intime et domestique modifie-t-elle l’imaginaire de la voix et son évocation en littérature ? Comment le texte modèle-t-il le nouveau rapport au temps qu’implique la possibilité de réécouter un enregistrement ?
Comment l’amuïssement du corps du chanteur est-il appréhendé par la littérature ? En quoi modifie-t-il l’appréhension de la voix chantée et l’imaginaire qui en découle ?

Dans une perspective où l’historique se noue à l’esthétique, les contributions attendues auront pour objet d’amorcer une réflexion sur les modes de représentation littéraire de la voix chantée enregistrée entre 1893 et 1914, habitée de tensions, entre la fugacité de la performance, la possible répétition de l’écoute, et le désir d’en saisir la trace, à une période où s’énonce au sein des œuvres la fin d’une époque.

Les propositions de communication (environ 300 mots) ainsi qu’une courte bio-bibliographie seront à envoyer par courriel avant le 31 décembre 2024, conjointement à Marine Wisniewski (marine.wisniewski gmail.com) et Stéphane Hirschi (Stephane.Hirschi uphf.fr).