Lucien GRISONI « Recherches sur le texte des Dialogues faits à l’imitation des anciens par Orasius Tubero »
Le jury sera composé de :
Sylvia GIOCANTI, Maître de conférences-HDR, (Université Jean Jaurès)
Jean-Pierre CAVAILLÉ, Maître de conférences-HDR, (EHESS-Toulouse),
Antony MCKENNA, Professeur des universités émérite, (Université Jean Monnet),
Paolo QUINTILI, Professeur, (Université de Rome « Tor Vergata »),
Pierre-François MOREAU, Professeur des universités émérite, (ENS de Lyon), Directeur
Résumé de la thèse
La première étape de nos recherches avait pour objectif de mettre au point un dispositif ecdotique permettant de penser intrinsèquement Le problème de l’animalité chez La Mothe Le Vayer. Pour ce faire, il fallait recenser l’ensemble des textes du philosophe sur la question, les classer et en donner une édition critique, afin de disposer d’un texte sûr du corpus à interpréter. Or, dès les premiers temps de ce travail, — nous avions choisi de suivre l’ordre chronologique de ses œuvres — les découvertes successives de deux manuscrits inédits, la lecture de celui de Chantilly ainsi que le dénombrement et la recension de toutes les annotations manuscrites des exemplaires consultables de A [1604, ie : 1630] et B [1506, ie :1632] (premières éditions imprimées) des Dialogues faits à l’imitation des anciens d’Orasius Tubero nous ont conduit à réévaluer notre objectif et à modifier aussitôt le sujet même de nos recherches. Ces nouvelles données nécessitaient en effet une étude bibliologique et philologique complète et approfondie. L’édition critique des Dialogues ne peut plus être fondée aujourd’hui sur les résultats admis antérieurement.
Une telle entreprise doit reposer sur l’étude préalable de l’écriture du philosophe fondée sur les manuscrits autographes que l’on aura pu recenser. L’identification de l’écriture de Le Vayer est en effet indispensable à l’éditeur de ses œuvres, car elle permet seule de faire le départ, parmi les écritures et les annotations figurant sur certains exemplaires de celles-ci — imprimés ou manuscrits —, entre les inscriptions qui sont de la main de leurs lecteurs ou de leurs copistes et celles qui doivent être imputées à l’auteur lui-même. On sera alors en mesure de reconnaître la main de Le Vayer où qu’elle se trouve, y compris entre les lignes et dans les marges d’imprimés et de manuscrits où personne n’a jusqu’ici soup&cced il ;onn&e acute ; sa présence. Ces recherches paléographiques ont permis de distinguer les inscriptions allographes et autographes présentes dans les différents exemplaires de B ; et de lui attribuer enfin 240 corrections manuscrites du texte de B, dont 14 seulement sont signalées dans les errata du volume, et 65 du texte de A — corrections qui devront figurer dans le texte ou l’apparat de toute édition critique à venir des Dialogues d’Orasius Tubero. De telles recherches paléographiques semblent certes être fort éloignées de préoccupations philosophiques, mais elles seules garantissent à la pratique herméneutique de s’exercer sur un fondement textuel sûr.
Des Dialogues faits à l’imitation des anciens de François de La Mothe le Vayer, on connaît désormais 3 manuscrits. Pour déterminer leur place et leur valeur dans l’histoire du texte des Dialogues, il convient de les décrire et d’en retracer l’histoire, puis de les classer suivant des critères chronologiques et génétiques, en adoptant la méthode inventée par les philologues classiques. Cette recherche a pour objet de fournir une partie de sa matière et ses cadres à la critique du texte des Dialogues.
L’étude de ces manuscrits et sur leurs relations génétiques a permis d’établir que deux d’entre eux, dont l’un contient la majeure partie d’un dialogue absent de leur première édition (A), sont antérieurs à celle-ci, alors que le troisième n’est qu’un apographe de cette dernière. La comparaison des textes des différents témoins a d’autre part révélé l’existence passée d’un manuscrit perdu (α) ayant servi de modèle à l’imprimeur de A.
Il existe d’autre part cinq éditions anciennes (1630-1716) des Dialogues d’Orasius Tubero : l’édition princeps partielle de 1631 (A), L’édition princeps complète de 1633 (B), la première réédition partielle de 1671 (C), la seconde réédition partielle de 1673 (D) et la première réédition complète de 1716 (E). Afin de déterminer, comme nous l’avons fait pour les manuscrits, la place et la valeur des cinq éditions anciennes (1630-1716) des Dialogues d’Orasius Tubero dans l’histoire du texte des Dialogues il fallait donner une présentation de chacune d’elle. L’étude de l’histoire du texte de A a permis d’affiner les relations génétiques des témoins et des états du texte des quatre premiers Dialogues d’Orasius Tubero, lesquelles supposent l’existence d’un manuscrit perdu α et de sa double correction, ainsi que d’une triple correction de A. Elle aura enfin montré l’invalidité de la thèse soutenu par R. Pintard selon laquelle « les raisons les plus pressantes conduisent à admettre l’existence d’un recueil A2, aujourd’hui disparu, de Cinq Dialogues qui devaient compléter les Quatre Dialogues de A1 ».
L’histoire du texte de B aura, quant à elle, a permis d’établir que cette édition procédait d’un exemplaire de A corrigé en vue d’une nouvelle impression (pour les seuls quatre premiers dialogues) ; de mettre à jour la sextuple correction apportée par l’auteur aux exemplaires de B — du moins à l’un d’entre eux —, laquelle est jusqu’à un certain point analogue au traitement appliqué à A ; et a enfin suggéré l’importance de B pour la postérité du texte des neuf dialogues d’Orasius Tubero : B a en effet servi de source directe ou indirecte à toutes leurs rééditions d’ensemble et à certaines de leurs traductions partielles.
L’étude des éditions C, D et E a par ailleurs permis de déterminer, avec un haut degré de probabilité, leurs lieux d’impression respectifs et, pour C et E, leurs éditeurs et imprimeurs. Elle a également établi que C était la transcription d’un manuscrit perdu, intermédiaire entre A et l’un de ses deux antigraphes, alors que Pintard croyait que le texte de C reposait sur celui de « A1 et A2 avec une correction d’ailleurs fort médiocre » ; D une mauvaise reproduction de C, comme l’avait avancé Pintard ; et E une réédition de C complétée à l’aide d’un exemplaire de B, ainsi que l’avait déduit le même savant sans préciser cependant qu’il s’agissait d’un exemplaire de B corrigé de la main m& ecirc ;me de l’auteur. Elle a enfin rendu possible l’établissement d’un stemma codicum et editionum des Dialogues. Ce stemma, pour être complet, nécessite une étude précise des exemplaires de A et B puisque tous comportent de nombreuses annotations autographes qui sont la manifestation claire de la volonté de l’auteur. Ces exemplaires sont en effet des objets matériels qui conservent les traces les plus sensibles et les plus significatives de l’activité intellectuelle dont les Dialogues furent le fruit (marques de premiers possesseurs) et de l’histoire de leur texte.
Pour A (6 exemplaires localisés et consultés) comme pour B (29 exemplaires localisés et consultés) il convient de distinguer ceux qu’on a conservés de ceux dont l’existence a été attestée à un moment donné et dont on a perdu la trace. Et, parmi les premiers, il faut présenter séparément les exemplaires ordinaires et les spéciaux, c’est-à-dire ceux qui présentent de multiples interventions manuscrites intéressant l’établissement et l’interprétation du texte des Dialogues. En plus des 22 exemplaires ordinaires de B, on en a conservé 7 qui, en plus des 53 corrections autographes portées sur tous les exemplaires de B, présentent un grand nombre de corrections supplémentaires et qu’on p eut donc considérer comme spéciaux. Dans trois d’entre eux ces nouvelles corrections sont allographes ; dans un autre, elles sont tantôt allographes, tantôt autographes ; dans un autre encore a été inséré, un errata manuscrit de 6 pages dont l’écriture qui y figure n’est autre que celle de l’auteur, et dans les deux derniers, elles sont toutes autographes. C’est enfin dans l’un de ceux-ci que se trouvent le plus grand nombre de corrections autographes (215). Il doit donc être à ce titre considéré comme un exemplaire spécialissime.
Il fallait aussi déterminer les conditions historiques de la composition, de l’impression et de la réception immédiate des Dialogues de Tubero, laquelle doit avant tout reposer sur la biographie de leur auteur, c’est-à-dire sur l’interprétation d’un certain nombre de données chronologiques relatives aux principaux événements de la vie publique et privée de leur auteur. Ayant découvert de manière fortuite l’acte universitaire attestant l’obtention des diplômes de baccalauréat et de licence de Le Vayer, on a cru bon de mener des recherches systématiques sur sa famille et sa jeunesse aux Archives Nationales (AN), aux Archives Départementales (AD) de la Sarthe, ainsi que dans les fonds manuscrits des grandes bibliothèques parisiennes (BnF, BIS et BHVP) .
Même si de larges pans de sa jeunesse demeurent dans l’obscurité, on dispose cependant de quelques données nouvelles qui permettent d’éclairer les questions de sa date de naissance à Paris, de son enfance et de sa jeunesse, de ses activités d’homme mûr, sa vie intellectuelle, ainsi que les dates de ses voyages, lesquelles données sont susceptibles de modifier la représentation qu’on se fait ordinairement des années de formation du philosophe sceptique.
Une fois établi le cadre biographique dans lequel doivent être situées la composition, l’impression et la réception immédiate des Dialogues de Tubero, il restait à rassembler tous les témoignages dont on dispose sur ces trois dernières et d’en présenter une synthèse de manière à se faire une idée plus claire de leur nature (pures fictions, transpositions littéraires ou transcriptions de dialogues réels), de leur objet (philosophie sceptique de l’auteur ou conversations réelles d’un groupe d’amis érudits du philosophe sceptique) et de leur fin (démonstrative ou mémoriale). L’interprétation d’ensemble des Dialogues de Tubero dépend assurément de la détermination historique de leur nature, de leur objet et de l eur fin, car ils ne sauraient avoir la même signification suivant qu’il s’agit de pures fictions visant à illustrer et défendre la philosophie sceptique de l’auteur ou de conversations réelles fixées et conservées par l’écriture et l’imprimé. Or, ils présentent nombre de références à la réalité historique contemporaine (pseudonymes, indications spatio-temporelles, allusions à la vie culturelle, références bibliographiques, etc.) qui peuvent permettre à l’exégète de trancher ces questions et partant de limiter la subjectivité de son interprétation. Cette recherche vise donc à préciser les contours de la poétique dialogique de Le Vayer, à identifier l’ensemble des personnes réelles déguisées sous des pseudonymes dans ses Dialogues, à déterminer le context e de chacun d’entre eux, ainsi que leur chronologie relative, à reconstituer le dispositif qui a présidé à l’impression de A et de B et à présenter ce que l’on sait de leur réception immédiate.
Ces recherches auront, nous l’espérons, permis de mettre à jour de nouvelles données favorables à l’édition critique des Dialogues de Tubero.