Stéphane Madelrieux « Peut-on avoir une théorie antifondationaliste de la nature humaine ? Instinct, intelligence et institution dans le pragmatisme. »


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Stéphane Madelrieux (Maître de conférences HDR en philosophie, Université Jean-Moulin, Lyon 3 ; IRPhiL).

Résumé

« La question des instincts n’est pas une question secondaire pour un pragmatiste. Elle est d’abord importante théoriquement, parce qu’elle constitue une voie d’entrée pour comprendre l’intersection du pragmatisme et du naturalisme. Si en effet le pragmatisme cherche à définir ou expliquer les phénomènes humains, depuis les concepts psychologiques jusqu’aux valeurs morales et politiques, en termes d’action et si, par ailleurs, le naturalisme consiste à souligner l’absence de discontinuité entre l’humanité et le reste de la nature, alors le problème de leur intersection se pose sous la forme d’une interrogation sur la continuité entre les conduites humaines complexes, intelligentes et socialisées et leurs tendances naturelles à agir. Que l’être humain ait des instincts comme les autres animaux, que de surcroît ses actions intelligentes et socialisées puissent se comprendre comme le développement de tendances naturelles à agir, telle est la double thèse nécessaire à un pragmatisme qui se veut naturaliste. La redescription de l’être humain comme un être d’abord agissant et doté de tendances innées à agir est en outre importante pour des raisons pratiques, liées à la réforme de l’éducation. Si l’enfant ne présente pas un esprit vide à remplir de l’extérieur, alors « le matériel et le point de départ de toute éducation » (Dewey, 1972, p. 85) sont fournis par ses capacités instinctives à agir, présentes et opérant avant tout apprentissage, et que le pédagogue se doit de connaître pour mieux les orienter.
Du point de vue philosophique néanmoins, le problème que pose cette théorie psychobiologique des instincts réside dans le maintien, à première vue surprenant, de l’idée d’une « nature humaine ». Malgré leurs critiques de l’essentialisme, du fondationalisme et du déterminisme – positions couramment associées à l’idée d’une nature humaine fixe dont on pourrait dériver les principes de la conduite –, les pragmatistes n’entendent pas éliminer
purement et simplement l’idée de « nature humaine ». Le problème revient donc à comprendre si et comment leur théorie des instincts permet aux pragmatistes de reconstruire cette idée de nature humaine en la débarrassant de l’essentialisme et du fondationnalisme qui lui sont traditionnellement associés, tout en maintenant une perspective naturaliste sur la compréhension de la conduite humaine. La ligne générale de cette conciliation est à mon sens
la suivante : une analyse bien comprise de la naturalité de l’être humain suffit à saper toute tentative de trouver dans la nature humaine la source d’autorité devant fournir les principes de la conduite. C’est au sein même de la théorie des instincts que l’on trouve les ressources pour montrer que la nature humaine ne détermine pas univoquement la conduite. Comme le dit ailleurs Dewey, c’est parce que le pragmatiste est naturaliste qu’il peut être humaniste. »


Le laboratoire junior Écologie : Natures et Expériences (Econes) se donne pour objet la mise au jour, par la collaboration d’étudiants et praticiens de différentes disciplines – littérature, sciences humaines, sociales et exactes – des conceptions distinctes de la « nature », investie dans des expériences qui émergent de pratiques diverses, mettant en relation des acteurs déterminés – des individus, des collectifs – et des éléments, entités ou sites naturels ; conceptions parfois en conflit, notamment à l’heure de la crise environnementale, et de l’élaboration de mesures pour y faire face.