Théâtre humanitaire et drame social
Dossier spécial de Nineteenth-Century French Studies dirigé par Olivier BARA
En 1923, la thèse de David Owen Evans, Les Problèmes d’actualité au théâtre de l’époque romantique. 1827-1850, établissait un lien de filiation entre la comédie sérieuse ou le drame des Lumières et le théâtre romantique français, considéré sous son angle social. Ses travaux contribuaient à arracher le drame romantique à une définition strictement formelle ou rhétorique pour envisager sa capacité à traiter les grandes questions morales et sociales contemporaines. Cessant de voir dans le théâtre romantique un hapax ou une aberration historique, Evans en faisait le chaînon reliant le théâtre du XVIIIe siècle à la grande comédie du Second Empire (Augier, Dumas fils). Il proposait aussi de situer les pièces de Hugo, Vigny ou Dumas dans le mouvement plus général du « drame moderne romantique » : ce dernier « s’attaque à tous les problèmes de la vie individuelle ou de la vie sociale : questions du mariage, du divorce, de l’amour libre, question féministe […]. Il discute ceux qui relèvent de la lutte des classes sociales : rôle du travail intellectuel, condition du prolétariat. Il s’attelle ensuite à la réforme des institutions préventives publiques ; enfin il relève tous les problèmes qui constituent le domaine éternel du théâtre social et politique. » (Le Théâtre pendant la période romantique, 1827-1848).
Un siècle plus tard, nous proposons de rendre hommage aux travaux pionniers de David Owen Evans et d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion autour des enjeux poétiques et politiques, dramaturgiques et idéologiques du « théâtre humanitaire » et du « drame social » français au XIXe siècle. Cette double appellation invite à croiser les approches philosophique, morale, sociale, politique et esthétique. Elle incite aussi à embrasser largement le siècle, du romantisme au naturalisme. Le « théâtre humanitaire » s’inscrit en effet dans le romantisme des années 1830 et 1840 : « est “humanitaire”, en ce temps-là, tout ce qui pose comme valeur suprême l’accomplissement final du genre humain […] le spiritualisme humanitaire, en tant que philosophie des destinées de l’espèce, établit la collectivité humaine à un niveau d’existence pour ainsi dire mystique » (Paul Bénichou, Le Temps des prophètes). Aussi s’agit-il d’envisager la traduction théâtrale (chez Souvestre, Duveyrier, Pyat, Sue…) des grandes doctrines socialistes pré-marxistes opposées à l’individualisme libéral. Le « drame social » englobe plus généralement, par-delà 1848, toute forme théâtrale qui met en action et en scène des conflits sociaux et des luttes entre les classes, qui expose des inégalités de conditions, qui dénonce un certain ordre social ou projette une autre organisation de la société. Le discours social de telles œuvres peut être explicite et militant, voire relever de la thèse, ou passer par des modes de symbolisation du social appelant une herméneutique de type sociocritique. On s’intéressera donc aux œuvres du répertoire dramatique qui ne se cantonnent pas à la représentation des milieux bourgeois ou aristocratiques coupés des classes populaires, ou à l’analyse morale ou psychologique des individus. On se demandera si le discours social se glisse dans des formes dramatiques préexistantes ou les fait éclater, et dans quelle mesure l’organisation institutionnelle et économique du théâtre français au XIXe siècle est prête à accueillir semblable discours.
Des études de cas (de pièces singulières ou d’auteurs, comme Soulié, Pyat, Busnach) pourront être proposées si elles débouchent sur des saisies larges des enjeux. Des collections (« mélodrames populaires ») ou des mises en série (comme les « comédies sociales » d’Eugène Sue) offriront des points de vue plus généraux. On pourra aussi procéder par regroupements génériques (le « mélodrame social extrémiste » selon l’appellation de Patrick Besnier) ou thématiques, par exemple autour de l’organisation du travail et de la lutte des classes (de L’Ingénieur ou la Mine de charbon de Duveyrier à Michel Pauper de Becque, au Repas du lion de Curel ou aux Mauvais Bergers de Mirbeau). On tentera toujours de tenir compte de la vie scénique des œuvres, de la mise en scène, du jeu, de la réception et de son cadre, comme du statut social des artistes engagés dans leurs représentations. Enfin, une réflexion sur l’histoire et sur l’historiographie du drame social pourra être proposée : l’effacement de ces répertoires est-il lié à leur utilité sociale directe ? comment leur histoire a-t-elle été écrite ?
Les sujets proposés peuvent concerner les thématiques suivantes :
– Le drame romantique comme théâtre social
– Praticiens et théoriciens du théâtre humanitaire
– Théorisations de l’utilité de l’art au théâtre
– 1848, le théâtre social en régime républicain
– Représentation des ouvriers et du travail industriel au théâtre
– Figures du prolétariat urbain ou rural à la scène
– Représentations scéniques des mouvements sociaux collectifs
– Représentations sociales et constructions idéologiques au théâtre
– Enjeux dramaturgiques et esthétiques du théâtre humanitaire
– Lieux théâtraux et collections éditoriales du drame social
– Le drame social dans l’histoire littéraire et l’histoire du théâtre
Nous accueillons des propositions rédigées en français ou en anglais selon les dates indiquées ci-dessous. Suivant le règlement de la revue, toutes les propositions seront évaluées anonymement par deux experts et par le comité éditorial avant publication.
CALENDRIER
Les personnes intéressées ont jusqu’au 1er mars 2021 pour soumettre une proposition d’article (500 mots maximum).
Les articles devront ensuite être envoyés pour le 30 septembre 2021 à Olivier BARA
La double expertise des textes aura lieu pendant l’automne-hiver 2021-22.
Les décisions éditoriales seront annoncées en mars 2022.
Les remaniements éventuels se feront pendant le printemps-été 2022.
Les versions finales seront envoyées pour le 1er octobre 2022 au plus tard.
Les épreuves seront corrigées au début du printemps 2023 pour une parution en mai.
Bibliographie sélective
Olivier Bara, « Émile Souvestre, praticien et réformateur du théâtre, ou la morale en action », dans Bärbel Plötner-Le Lay (dir.), Émile Souvestre, écrivain breton porté par l’utopie sociale, CRBC, 2007, p. 97-115.
Olivier Bara (dir.), « Lectures sociocritiques du théâtre », Études littéraires, université Laval, Québec, novembre 2012.
Olivier Bara, « Le Pauvre dans le drame humanitaire de la monarchie de Juillet », dans Nathalie Coutelet et Isabelle Moindrot (dir.), L’Altérité en spectacle 1789-1918, PUR, coll. « Le Spectaculaire », 2015, p. 175-189.
Olivier Bara (dir.), Théâtre et Peuple. De Louis-Sébastien Mercier à Firmin Gémier, Classiques Garnier, 2017.
– , « Lire le social par le théâtre sous la monarchie de Juillet », Romantisme, n° 175, « Le Sens du social », 2017, p. 49-58.
Paul Bénichou, Le Temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, nrf Gallimard 1977.
Patrick Besnier, Le Théâtre en France de 1829 à 1870, Honoré Champion, coll. « Dictionnaires et références », 2017.
Franck Paul Bowman, Le Christ des barricades 1789-1848, Éditions du Cerf, 2016 [1987].
Déborah Cohen, La Nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (18e – 21e siècles), Champ Vallon, coll. « La chose publique », 2010.
David-Owen Evans, Social Romanticism in France 1830-1848, Oxford, At the Clarendon Press, 1951.
– , Les Problèmes d’actualité au théâtre à l’époque romantique (1827-1850), suivi de Le Drame moderne à l’époque romantique (1827-1850), et de Le Théâtre pendant la période romantique (1827-1848), Slatkine reprints, 1974 [1923-1925].
Marjorie Gaudemer, Le Théâtre de propagande socialiste en France, 18801914 – Mise au jour d’une fraction de l’histoire du théâtre militant, thèse de doctorat, sous la dir. de Christian Biet, Université Paris Ouest – Nanterre La Défense, 2009.
Frederic William John Hemmings, The Theatre Industry in Nineteenth-Century France, Cambridge University Press, 1993.
– , Theatre and State in France 1760-1905, Cambridge University Press, 1994.
Stéphanie Loncle, Théâtre et libéralisme (Paris, 1830-1848), Classiques Garnier, coll. « Études sur le théâtre et les arts de la scène », 2018.
James McCormick, Popular Theatres in Nineteenth-Century France, Routledge, 1993.
Neil McWilliam, Rêves de bonheur. L’art social et la gauche française (1830-1850), Les presses du réel, coll. « Œuvres en sociétés », 1993.
Gilles Malandain, « Quel théâtre pour la République ? Victor Hugo et ses pairs devant le Conseil d’État en 1849 », Sociétés & Représentations, n° 11, 2001, p. 205-227.
Sylvain Nicolle, La Tribune et la Scène. Les Débats parlementaires sur le théâtre en France au 19e siècle (1789-1914), thèse de doctorat, université Paris-Saclay, 2015.
Anne Pellois, Utopies symbolistes : fictions théâtrales de l’homme et de la cité, thèse de doctorat sous la dir. de Bernadette Bost, Université Stendhal – Grenoble III, 2006.
Alain Pessin, Le Mythe du peuple et la société française du 19e siècle, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1992.
Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Fayard, coll. « Pluriel histoire », 1981.
Philippe Régnier, « Les Saint-Simoniens, le prêtre et l’artiste », Romantisme, n°67, 1990, p. 31-45.
Michèle Riot-Sarcey, Le Réel de l’utopie. Essai sur le politique au 19e siècle, Albin Michel, 1998.
Guy Sabatier, Le Mélodrame de la République sociale et le théâtre de Félix Pyat, L’Harmattan, 1998, 2 vol.
Jean-Claude Yon, Une histoire du théâtre à Paris, de la Révolution à la Grande Guerre, Aubier, 2012.