Bain et thermalisme dans la littérature et la culture anglaises de la première modernité
Site du colloque
Organisé par Sophie Chiari et Samuel Cuisinier-Delorme
Utilisée à des fins récréatives et/ou thérapeutiques, l’eau a façonné les paysages et les esprits dès l’Antiquité. Certaines villes – telles que Bath en Angleterre, Spa en Belgique, Vichy en France, pour ne citer que quelques-unes des majestueuses stations thermales européennes – se sont construites autour des activités liées à l’usage de l’eau tout en devant se réinventer au gré des siècles, des modes, et des avancées scientifiques. Alors que le thermalisme est largement associé aux périodes antiques et contemporaines (l’activité connaissant son âge d’or entre le milieu du XIXe et le mitan du XXe siècle), ce colloque propose de mettre en lumière les usages de l’eau dans l’Angleterre de la première modernité et d’étudier les tensions qu’elles génèrent entre ceux qui louent ses vertus curatives et ceux qui fuient ses effets prétendument néfastes pour la santé.
Dès le Moyen Âge, des bains publics apparaissent dans de nombreuses villes chrétiennes avec une vocation plus récréative que régénérative pour la santé. À partir du XVe siècle, ces lieux de promiscuité connus sous le nom d’étuves, qui étaient alors associés à des activités de prostitution, voient leur existence remise en question. Dans le Mesure pour Mesure de Shakespeare, Vincentio déclare : « I have seen corruption boil and bubble / Till it o’er-run the stew » (« J’ai vu la corruption bouillir et bouillonner / Jusqu’à ce qu’elle déborde de la marmite », 5.1.306-07), les différents sens du mot stew renvoient à la maison close autant qu’au récipient de cuisine. Lorsqu’Henri VIII monte sur le trône d’Angleterre, il considère que ces étuves sont des lieux de débauche, d’infection et de contamination. Atteint de syphilis, il ordonne leur fermeture. Dès lors, pour les Anglais de l’ère Tudor, ces étuves vont évoquer l’ailleurs et l’interdit et, après la publication des Navigations, pérégrinations et voyages faicts en la Turquie (1576) de Nicolas de Nicolay traduits en 1585 par Thomas Washington, les bains turcs susciteront les fantasmes liés à l’érotisme féminin. Au XVIIe siècle, nombreux sont ceux qui, craignant les humeurs dangereuses que l’eau pourrait faire pénétrer dans le corps, s’adonnent à une toilette sèche. Les mœurs changent à la fin du siècle lorsque les bains publics réapparaissent à Londres. Il faudra néanmoins attendre le milieu du XVIIIe siècle pour que le bain soit remis à l’honneur d’un point de vue strictement médical. On privilégiera alors l’eau froide, plus tonique et propice à une bonne circulation sanguine.
Parallèlement, la période de la première modernité apparaît comme un tournant pour les activités thermales. Oscillant entre une vision souvent superstitieuse chez les catholiques et une approche plus pragmatique chez les protestants, les vertus de l’eau commencent à être réellement analysées de manière scientifique à partir du XVIe siècle. Alors que les traités médicaux de la période adoptent une tonalité plus séculière, ils abordent la question des eaux sous leur dimension curative et non plus sacrée ou sacramentelle comme cela avait pu être le cas auparavant. Le premier traité anglais dédié aux sources thermales est dû au Dr. William Turner. Dans A Book of the Natures and Properties as well of the Baths in England as of other baths in Germany and Italy, publié en 1562, il consigne les propriétés curatives des eaux de Bath pour près d’une centaine de maladies. Faisant la comparaison avec les villes thermales du continent, il plaide également pour une amélioration des bains de Bath dont la création remonte aux Romains. Il se présente ainsi comme le pionnier de la médecine thermale en Angleterre.
Quelques décennies plus tard, en 1626, Elizabeth Farrow découvre une source à Scarborough, et la publication en 1660 par le Docteur Robert Wittie de Scarborough Spaw or A Description of the Nature and Vertues of the Spaw at Scarbrough in Yorkshire fait de cette station thermale l’une des plus importantes de l’époque. À la suite de nombreuses observations, Wittie confirme dans sa réédition de 1667 les bienfaits de l’eau sur l’esprit, les nerfs, et les poumons, allant jusqu’à affirmer que les eaux traitent même ce qu’il décrit comme l’« hypochondriack melancholly and windiness. » Alors que des villes comme Bath, Bristol ou Harrogate étaient déjà des stations thermales établies, Scarborough avait le privilège d’être située en bord de mer et, outre les bains dans les eaux de la source, ceux pris dans l’eau de mer apportaient une réelle nouveauté qui allait contribuer au développement des cures thermales.
La question médicale ne saurait faire oublier la dimension sociale et culturelle des stations thermales. En effet, Bath devient au début du XVIIIe siècle un lieu de villégiature prisé par l’aristocratie et la haute bourgeoisie anglaises. La visite de la reine Anne, venue prendre les eaux en 1702, ainsi que l’arrivée du dandy Richard ‘Beau’ Nash en 1704, firent de la ville la station à la mode dans l’Angleterre géorgienne. On y vient non seulement en cure mais aussi pour s’adonner à diverses activités récréatives et divertissantes, tels les concerts, les bals, ou les jeux de cartes et d’argent.
Au moment où Vichy – ville où se tiendra le colloque – et Bath, ainsi que neuf autres villes thermales européennes, déposent une candidature commune pour se voir inscrites sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO sous le nom de « Great Spas of Europe », ce colloque propose de s’intéresser spécifiquement à l’Angleterre des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles et, au-delà des exemples mentionnés ci-dessus, d’analyser les liens entre littérature (au sens large), culture, bains et thermalisme.
Les communications retenues pour ce colloque ont permis de dégager quatre grands axes d’analyse. Le premier, le plus abstrait, est consacré aux croyances et à la philosophie liées au thermalisme. Il s’agit d’aborder le bain et l’eau de manière plus théorique ; cette perception s’oppose clairement aux dimensions médicales et considérations pragmatiques que vient constituer le deuxième axe. Parmi les nombreuses fonctions thérapeutiques, les usages internes et/ou externes de l’eau sont notamment perçus à l’époque comme des remèdes à de nombreuses maladies physiques et mentales, comme l’infertilité ou l’alcoolisme, thèmes dont il sera question au cours de ces échanges. De manière concomitante, la musique dans les villes thermales semble également avoir une fonction régénérante chez les curistes. Cela nous permettra d’analyser les pratiques sociales et récréatives des populations tout en offrant un lien évident avec les deux autres axes qui s’intéressent à la représentation des activités et des villes thermales dans la littérature de la période. Les récits fictionnels ou de voyage mettant en scène des bains ou cités thermales offrent un témoignage direct sur leur époque, que ce soit dans les romans de Jane Austen ou de Frances Burney, parmi bien d’autres exemples comme Humphrey Clinker, le roman épistolaire de Tobias Smollett. Le théâtre et la poésie offrent également des représentations intéressantes, dans la mesure où le bain devient un ressort dramatique, par exemple dans les pièces le mettant à l’index, ou sert de métaphore purificatrice.
Ainsi, il ressort de ce panel de lectures et d’analyses diverses que le thermalisme est bien un thème à la fois complexe et fédérateur en même temps que révélateur de la façon dont la modernité et donc la pensée et des pratiques de cette période se sont constituées, que ce soit sur le plan littéraire, scientifique, philosophique ou médical.