Il faut éduquer les enfants : ambivalences de l’idéologie de l’éducation, conjonctures critiques, expérimentations
Le colloque propose d’aborder de front les ambivalences constitutives de l’éducation à l’époque moderne, en s’appuyant sur les conjonctures historiques au cours desquelles « l’idéologie de l’éducation » s’est trouvée à la fois instituée et mise en question.
Suivant une suggestion de Pierre-François Moreau [1], on entend par « idéologie de l’éducation » un ensemble complexe et apparemment contradictoire de discours, de représentations, de rapports affectifs et d’institutions qui, du 18e siècle à nos jours, a procédé à l’identification de l’enfant comme « moindre sujet », déterminé sur le mode du « pas encore », qu’il faut par conséquent inscrire dans un parcours éducatif approprié [2]. Au delà des débats et controverses sur la « crise de l’éducation » et sur les solutions – politiques, sociales, pédagogiques et didactiques – supposées la résoudre, le colloque souhaite s’inscrire dans une perspective résolument critique à l’égard de l’idée même d’éducation : peut-on adopter une perspective qui en suspende l’évidence, pour en interroger les présupposés et les limites ? Une telle perspective ne doit pas seulement permettre, en historien ou en sociologue, d’identifier les conditions et l’historicité de l’idéologie de l’éducation. Elle doit aussi ouvrir – et telle est l’ambition du colloque – à la problématisation et à la conceptualisation de ses paradoxes ou de ses apories. Autrement dit, elle doit permettre une analyse philosophique des ambivalences qui travaillent ce que nous entendons par « éducation » depuis plus de deux siècles.
En ce sens, à titre d’hypothèse de travail que le colloque aura pour tâche de mettre à l’épreuve, on peut dégager trois ambivalences constitutives du rôle qui, à la modernité, fut assigné à l’éducation :
1. Ambivalence sur le plan politique.
D’un côté, la pensée de l’émancipation qui, au cours des Lumières, s’est définie comme entreprise critique de tout ce qui obscurcit le jugement, aveugle les humains sur les possibilités de leur « nature » et les maintient dans un état de minorité, a vu dans l’éducation à la fois son double ou son reflet, et son moyen le plus efficace, rendant peu à peu évidente la nécessité d’un système éducatif public comme condition de la citoyenneté nationale. On peut ainsi soutenir que tout processus pédagogique implique nécessairement une présupposition d’égalité entre le maître et l’élève, y compris quand cette présupposition est déniée au profit d’un rapport hiérarchique [3]. On a pu considérer que c’était dans et par l’éducation que se jouait la réduction ou l’annulation des inégalités supposées « naturelles », sociales ou coutumières.
Mais il faut dire aussi, d’un autre côté, que si l’éducation a pu apparaître comme un levier démocratique, le levier démocratique par excellence même, elle a tout autant pu faire figure de levier anti- ou a-démocratique. A-démocratique, comme condition non-démocratique de la démocratie, mobilisant par définition une hiérarchie entre adultes et enfants, maîtres et élèves, savants et ignorants, en définitive contradictoire avec l’absence de fondement ouverte par la rupture démocratique [4]. Anti-démocratique, comme instrument permettant de « reculer » ou de repousser l’investissement populaire de la citoyenneté au profit d’une préparation à une citoyenneté dès lors toujours à venir [5], ou comme opérateur de justification des hiérarchies entre les différents « corps », « états » ou « classes » de l’ordre social, et faire d’entreprises pédagogiques diverses autant de projets inscrivant ou maintenant chacun à une place. [6]
Ainsi la centralité politique de l’éducation à l’époque moderne tient-elle à ce qu’elle fait figure,
à la fois, de condition de possibilité et de condition d’impossibilité, de moyen et d’obstacle, d’affirmation et de négation de l’émancipation et de la citoyenneté démocratique.
2. Ambivalence sur le plan social.
D’un côté, l’éducation est nécessaire comme outil d’intégration sociale, c’est-à-dire comme moyen de formation indispensable à la division du travail social [7]. Avec l’émergence de la bourgeoisie d’Etat aux 16e et 17e siècles d’abord, puis avec le développement de l’appareil industriel nécessitant une main d’œuvre à la fois qualifiée et divisée, et surtout apte à épouser les formes subjectives requises par les ateliers et les usines, l’éducation est apparue comme l’un des rouages majeurs de la reproduction sociale.
Mais d’un autre côté, l’éducation, dans la mesure où elle est d’abord éducation des enfants dans des institutions spécifiques — la famille et l’école —, c’est-à-dire dans la mesure où l’éducation renvoie à un temps et à un espace spécifiques, est en son principe désaxée à l’égard de finalités socio-économiques qu’elle ne remplit qu’en y introduisant, en même temps, des écarts et des ratés. On peut alors y voir la preuve que l’éducation relève d’une logique et d’une finalité irréductibles aux exigences du marché, constituant les institutions pédagogiques en ultimes lieux de résistance à l’utilitarisme et au consumérisme ambiants et aux avancées du capital ; ou tout au contraire, on a pu montrer que la « séparation » de ces institutions constitue en réalité le principe d’une forme spécifique de reproduction des inégalités ancrées dans la division sociale du travail [8].
Reste qu’un double soupçon ne cesse de planer sur l’école en particulier, et sur l’éducation en général, auxquelles on peut toujours reprocher à la fois, en même temps, d’être trop articulées au monde socio-économique auquel elles préparent les enfants [9] et de ne l’être jamais assez [10].
3. Ambivalence sur le plan anthropologique.
D’un côté, l’éducation acquiert, dans la pensée moderne, le statut d’un invariant anthropologique exprimé comme une nécessité pour l’accomplissement du petit d’homme en sujet humain, pour la découverte des possibilités de sa « nature » qui seules peuvent le conduire au plein exercice de ses facultés [11].
D’un autre côté, par là même, émerge la possibilité que ce processus échoue, ouvrant à la prolifération de figures « négatives » de l’éducation, comme on parle d’un « négatif » en photographie : enfants vagabonds, délinquants, idiots, anormaux, etc. On peut alors voir la prometteuse
« nature » se renverser en écueil que l’éducation est censée franchir et qu’il arrive qu’elle ne franchisse pas, devenant ainsi la source de l’éternisation de la minorité enfantine [12] : la nature de certains les condamne à rester définitivement de moindres sujets, pris en charge par des institutions rééducatives, punitives, asilaires qui, branchées sur l’institution scolaire, en prennent le relais et héritent de ses ambivalences.
Ainsi, sur ce troisième plan, la contingence originaire qui marque la figure de l’humain à la modernité surdétermine le rôle et la signification assignés à l’éducation : la construction de la liberté par l’éducation ne cesse d’osciller entre le fantasme d’une maîtrise absolue de l’existence et la menace non moins fantasmatique d’une vie vouée au hasard, sans pouvoir jamais se rabattre sur l’un ou l’autre de ces deux pôles.
Le colloque propose d’aborder ces ambivalences de l’idéologie de l’éducation depuis ce que l’on appellera des conjonctures critiques, c’est-à-dire des conjonctures « où ça se décide » : où l’idéologie de l’éducation est instituée et confortée dans son évidence hégémonique, mais aussi où elle est mise en suspens et en questions, au profit d’autres types de rapports, d’institutions, de discours et de représentation de « l’enfance ». On pense bien entendu à la Révolution française, au « moment Guizot » et aux tentatives philanthropiques d’écoles « populaires » (mutuelles ou autres), à la mise en place de l’école gratuite et obligatoire, à la reconstruction de l’après-guerre, aux années 1960-1970, et surtout peut-être à notre présent. La liste est ouverte. C’est que ce qui les qualifie tient moins à l’importance que l’histoire en général et l’histoire de l’éducation en particulier leur assigne dans les aventures humaines, qu’à notre désir et notre capacité d’y voir des moments favorables au travail d’une pensée critique sur l’éducation.
Dans cette perspective, le colloque privilégiera deux types de contributions :
1/ Les contributions qui proposent une relecture des pensées critiques de l’éducation : des pensées qui, souvent dans un seul et même mouvement, ont entrepris de définir et/ou de questionner l’idéologie de l’éducation et ses ambivalences. On s’attachera donc autant à ce qu’on estime être les grands textes fondateurs de la pensée pédagogique moderne (Rousseau, Kant, Condorcet, Pestalozzi, Hegel, Bonald, Alain, Durkheim, Buisson, Dewey, Arendt, Illitch...), qu’aux approches qui s’efforcent de penser en dehors de l’évidence selon laquelle « il faut éduquer les enfants » (Fourier, Bakounine, Ariès, Foucault, Mendel, Deligny, Schérer, Firestone…).
2/ Les contributions qui portent une attention particulière aux expérimentations pédagogiques ou para-pédagogiques, en tant que tentatives de ressaisir les ambivalences du rapport entre éducation et citoyenneté pour s’en décaler ou les infléchir en un sens émancipateur : depuis l’apprentissage au sein des appareils politiques sous la Révolution française jusqu’aux tentatives d’autogestion ou de cogestion des années 1960 et d’aujourd’hui, en passant par l’école mutuelle, Jacotot, les projets de la Commune de Paris, expériences Dewey, Makarenko et les pédagogies soviétiques, Freinet, pédagogie institutionnelle, les tentatives de Fernand Deligny…
Notes
[1] Pierre-François Moreau, Fernand Deligny ou les idéologies de l’enfance, Paris, Retz, 1978, p. 181 (« l’idéologie de l’enfance, c’est-à-dire l’idéologie de l’éducation »)
[2] Ibid., p. 182-183.
[3] Jacques Rancière, Le maître ignorant, Paris, Fayard, 1987.
[4] Hannah Arendt, « Crisis of education », Partisan Review, 1958, repris dans Beetween Past and Future [1968], tr. fr. (dir. P. Lévy) La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
[5] Renée Balibar et Dominique Laporte, Le français national, Paris, Hachette, 1974. Voir en particulier la préface signée par Etienne Balibar et Pierre Macherey.
[6] Voir nombre de projets d’éducation du peuple au 19e siècle, tels que les présente François Jacquet-Francillon, Naissances de l’école du peuple. 1815-1870, Paris, Editions de l’Atelier, 1995.
[7] C’est l’un des aspects mis en évidence par Durkheim, avec la fonction d’unification sociale que remplit l’éducation dans Education et sociologie [1922], Paris, PUF, 2013.
[8] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction, Paris, Minuit, 1970 ; Christian Baudelot et Roger Establet, L’école capitaliste en France, Paris, Maspero, 1971.
[9] Reproche qui peut être formulé, du reste, dans le cadre de positions et de projets politiques très divers, voire opposés. Ainsi la critique par Nico Hirtt et l’Appel pour une école démocratique (APED) de la pédagogie des compétences, au profit d’une pédagogie active à vocation démocratique, n’a rien à voir avec la position d’un Jean-Claude Michéa, défenseur d’une pédagogie se réclamant d’une forme de républicanisme.
[10] Là encore, le reproche peut être formulé depuis des perspectives radicalement différentes : les injonctions répétées aujourd’hui par les libéraux d’adapter les offres d’enseignement aux exigences du marché et de favoriser l’apprentissage dès le plus jeune âge n’ont rien à voir avec le projet soutenu par Marx d’articuler l’enseignement sur la production ou la tentative de Fernand Deligny, avec la Grande cordée, d’envoyer certains enfants travailler avec un artisan ou un paysan.
[11] C’est dans l’Emile qu’on en trouve évidemment l’une des formulations inaugurales les plus abouties.
[12] Sur ce point, on se contentera de rappeler l’importance, depuis le 18e siècle jusqu’à aujourd’hui, des controverses rigoureusement interminables autour de la question des « enfants sauvages ».