Activités
Les normes, les canons et leurs critiques (2016-2020)
Coordination : Sarah AL MATARY, Christelle BAHIER-PORTE et Frédéric GABRIEL
Après avoir longtemps occulté les processus de sélection qui circonscrivaient son champ d’étude à un nombre limité d’auteurs et de corpus, l’histoire des idées et des représentations intègre désormais les normes, les canons et leurs critiques. Pour arbitraires qu’ils soient, ils conditionnent en effet la production, la réception, la diffusion et l’institutionnalisation des œuvres. Des phénomènes que les travaux inscrits dans l’axe 3 examinent afin de déterminer comment s’opèrent les hiérarchies, comment elles délimitent les territoires disciplinaires et leurs marges, comment subversions et résistances s’organisent dans les littératures, les arts, la philosophie et la politique. Cette réflexion s’articule en trois sous-axes.
Orthodoxies, hétérodoxies, idéologies
Ce premier axe se concentre sur la matrice doctrinale, idéologique et institutionnelle qui conduit à dégager un pôle dominant à même d’imposer ses propres catégories, et sur la manière dont diverses dissidences et manifestations de l’altérité s’expriment face à ce mécanisme qui se veut unilatéral.
Si l’intitulé reprend les termes des instances dominantes en usage jusqu’à aujourd’hui, il exprime bien les rapports de force qui sont étudiés ici de manière critique. À l’entreprise d’imposition d’un mouvement qui se présente comme majoritaire et légitime, répondent de nombreuses tactiques de résistances et de subversions plus ou moins directes qui peuvent conduire à des phénomènes d’excommunication et de schisme. Quoiqu’elle prétende incarner une unité, l’orthodoxie elle-même, qu’elle soit ecclésiale ou étatique, est traversée de tensions qui doivent être prises en compte afin de distinguer les représentations canoniques produites par les instantes dominantes de la réalité et de la diversité des pratiques. Dès lors, seule l’étude historicisée des différents rapports de force permet de nommer les phénomènes sans les figer au moyen d’antonymes et de saisir l’altérité et les différentes facettes des idéologies dans leur complexité, et leurs ambivalences. Elle se déploie en plusieurs directions. En premier lieu, il s’agit de comprendre la place de l’élaboration normative dans la marche des institutions et la manière dont elle conditionne avec plus ou moins de succès les mécanismes du jugement et d’imposition des catégories. En deuxième lieu, les effets de cette polarisation ne sont mesurables que relativement aux expressions qui se déploient en marge ou contre ces mécanismes, qu’elles relèvent de la clandestinité, du libertinage, de l’anarchisme, de la mystique ou d’autres dissidences polymorphes. Enfin, cette inventivité doctrinale et sociale conduit à problématiser plus largement les catégories identitaires, les effets de minorité et d’altérité qu’elles peuvent mettre en évidence, les idéologies coloniales qui ont pu naturaliser une domination politique et culturelle, mais aussi l’héritage sans cesse réévalué des modernités.
Constitution des catégories et des disciplines : histoire, codification, critiques
Étudier l’histoire et les pratiques de codification des catégories permet de comprendre comment ces pratiques ont structuré et délimité les disciplines, générant notamment des phénomènes de cloisonnement, d’exclusion et de hiérarchisation. Dans ce processus, l’étude des querelles et des controverses, qui ont permis à la fois de structurer et de reconfigurer les champs du savoir dans une perspective critique, se révèle particulièrement éclairante. S’inscrivent dans ce sous-axe les travaux s’intéressant à la constitution des catégories et des normes génériques et linguistiques (par le biais, par exemple, des poétiques, des anthologies, des dictionnaires…), à leurs conditions de production (institutionnelles, politiques, idéologiques…), et à leurs implications. Relèvent également de cette problématique les études sur la constitution des palmarès ou panthéons symboliques révélant les logiques d’inclusion et d’exclusion qui en ressortissent et les échelles de valeur qu’elles ont engendrées. L’étude de la mise en place d’un canon scolaire mais aussi des formes et de la construction du patrimoine contribue, en outre, à mieux comprendre ces phénomènes. Une telle démarche conduit à réfléchir sur la délimitation, temporelle mais aussi spatiale, des disciplines, dans tous les champs du savoir, et impose un questionnement d’ordre méthodologique (comment étudier la réception, la fabrique des normes, modèles, canons ?) et d’ordre épistémologique (qu’est-ce qu’une discipline ? comment comprendre les processus d’institutionnalisation ? comment se constitue un corps canonique ?). Dans cette perspective, les travaux relevant de ce sous-axe interrogent sur un mode critique les scansions historiques admises, les principes (méthodologiques, idéologiques, politiques…) de leur élaboration, les effets qu’elles ont induits et la pertinence de nouvelles approches historiographiques plus à même de rendre compte de la dynamique et de la complexité des débats.
Genre et pouvoir(s) : histoire des féminismes, normes linguistiques, sexualités
Les travaux inscrits dans cette perspective théorique se réclament des études de genre, en tant qu’elles questionnent les normes, les catégories et les stéréotypes attachés aux manifestations des rapports sociaux de sexe. Ils montrent comment des hiérarchies s’instaurent, se déplacent et s’imbriquent, selon des processus historiques dont la langue garde trace, et dont rendent compte des œuvres relevant aussi bien du pamphlet que du traité savant, du roman que du récit de voyage ou de l’échange épistolaire. Abordés dans une perspective pluridisciplinaire (philosophie, littérature, arts, médecine, droit, sociologie, anthropologie) et transnationale, ces corpus engagent à considérer les représentations et les idées de manière relationnelle, en intégrant les processus de production, réception, diffusion et inscription dans les histoires littéraires aussi bien que les enjeux linguistiques, stylistiques et poétiques. Féminités/Masculinités et sexualités sont ainsi envisagées à distance du binarisme induit par les catégories existantes (homme/femme ; hétérosexuel.le/homosexuel.le), dans ces interstices auxquels Balzac s’intéresse déjà lorsqu’il écrit que la pension Vauquer est ouverte aux « deux sexes et autres ». En pointant l’intrication complexe des hiérarchies de « sexe », de « race » et de « classe », les lectures postcoloniales, décoloniales et intersectionnelles, féministes, gay et lesbiennes, etc., enrichissent l’étude de configurations trop souvent réduites à une opposition entre le centre et la périphérie, la norme et ses marges.