2012-2015
ANR Anthropos
Delphine ANTOINE-MAHUT, Pierre GIRARD et Jean-François GOUBET
Le terme même d’ « anthropologie » apparaît à la Renaissance chez Magnus Hundt (1501). Mais c’est à l’articulation entre la fin du XVIIIe siècle et les premières années du XIXe siècle que l’on assiste à son autonomisation en Europe, particulièrement en Allemagne. « ANTHROPOS » entend faire la généalogie de ces conditions de naissance. Son originalité principale consiste à montrer dans quelle mesure ce projet emblématique des Lumières européennes s’ancre dans un développement original du cartésianisme, qui offre en creux un cadre entièrement nouveau pour penser la physique de l’âme et sa sécularisation, parallèlement au développement des sciences expérimentales. Il procède donc de quatre convictions fondatrices : 1/ la question de la connaissance de l’homme se pose en des termes tout à fait nouveaux à l’âge classique (elle s’émancipe des considérations théologiques, et l’homme se spécifie par rapport aux autres créatures) ; 2/ cette refondation bouleverse les thématiques philosophiques traditionnelles, d’un point de vue à la fois expérimental et rationaliste (les relations entre le corps et l’âme, les querelles entre le « matérialisme » et l’« idéalisme », la conception de la science et des relations qu’elle entretient avec les questionnements reliés à la métaphysique, etc.) ; 3/ au début de la période que nous étudions, la séparation entre les disciplines n’est pas marquée comme elle l’est aujourd’hui. L’étude précise des mutations affectant les différents champs du savoir, jusqu’à l’institution des sciences humaines au XIXe siècle, requiert ainsi de faire une place à la science comme à la philosophie. Elle permettra en retour de mieux comprendre la nature et les enjeux des débats contemporains, par exemple les relations que l’on peut instaurer entre la physique, la biologie et la psychologie ; les rôles respectifs de l’anthropologie, de l’ethnologie et de l’histoire dans la constitution d’une science de l’homme ; ou encore la place occupée par la biologie en regard des sciences cognitives ou de la psychanalyse. 4/ Enfin, la recherche des origines de cette anthropologie dans le cartésianisme suppose une relecture de ce corpus en un sens moins spiritualiste que ne l’ont fait notamment les Cousiniens au XIXe siècle, marquant pour longtemps la réception et l’interprétation des textes cartésiens. Elle requiert un travail sur la réception matérialiste de ces derniers ou du moins (puisque l’étude de la phénoménalité de l’âme peut être indépendante de positions ontologiques définies) sur ses postérités empiristes.
Axe 1 – Les spécificités de la réception de la philosophie seconde de Descartes.
Il s’agira ici de montrer dans quelle mesure la philosophie seconde de Descartes ouvre des voies problématiques inédites à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. L’enjeu principal est de repenser, à partir d’une approche historique et non plus dogmatique, les relations complexes qu’elle entretient avec la philosophie première. C’est en effet parce qu’une certaine historiographie a pensé cette philosophie première (du « dualisme » des substances) de façon dogmatique 1/ qu’elle s’est empêchée d’envisager l’influence d’autres métaphysiques dans l’élaboration de la physique et de la physiologie nouvelles (on pense aux résurgences contrastées de l’aristotélisme, mais aussi à l’influence de la pensée renaissante et de Plotin chez les Platoniciens de Cambridge – Glanvill, More, Cudworth – dans la discussion sur les rapports de l’âme et du corps dans la seconde partie du XVIIe siècle) ; 2/ qu’elle a refusé de considérer la possibilité d’une autonomisation des causes secondes par rapport à la philosophie première (autonomisation qui caractérise pourtant tout un pan des Lumières) ; 3/ et qu’elle a minoré l’importance, pour comprendre à la fois l’approche physicaliste de l’âme et les critiques qu’elle engendre, d’une étude minutieuse des histoires contrastées de la physique et de la physiologie, qui connaissent, sur notre période et notre zone géographique, des mutations fondamentales. L’enjeu pour nous est de tenter de renverser ces obstacles méthodologiques afin de montrer ce que cette philosophie seconde apporte à la nouvelle connaissance de l’homme.
Axe 2 – Le destin de l’empirisme sur le continent européen : méthode expérimentale et analyse de l’âme humaine
Il s’agira essentiellement ici de mettre au jour l’inexactitude d’autres clichés historiographiques : celui qui soutient que le continent, et particulièrement la France, à la fin du XVIIe siècle, était abandonné aux excès d’un dogmatisme cartésien ; ou encore celui qui s’acharne, dans la lignée des analyses de l’école cousinienne, à soutenir que l’ « ennemi » empirique ne pouvait venir que de l’« étranger » : en l’occurrence ici, de l’Angleterre, avec Hobbes et Locke. De même que la première Académie des Sciences comptait de nombreux partisans de la tradition empirique aristotélicienne ; de même, il sera opportun de souligner l’importance de l’« axe franco-berlinois », de la réception de la branche empirique du cartésianisme aux Pays-Bas, ou encore de l’Accademia del Cimento à Florence en Italie, dans la constitution et la diffusion d’un modèle empiriste de l’étude de la nature de l’âme.
Axe 3 – Les querelles autour du matérialisme
Ces querelles autour du matérialisme peuvent être abordées 1/ à partir de problèmes internes (nous privilégierons le cas exemplaire de la médecine), mais ont également 2/ des répercussions externes, dans le domaine politique surtout. Au titre de leurs conséquences, on soulignera l’importance trop souvent méconnue des critiques. Yves Citton le montre parfaitement à propos de la constitution d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières : pour être souvent fantasmées et parfois fort éloignées de leur correspondant originel, les différentes « inventions » des figures spinozistes athée, panthéiste, matérialiste, contestataire, etc. n’en ont pas moins une consistance théorique si forte qu’elles en viennent à supplanter le dit correspondant dans les polémiques. Ainsi, nous ne chercherons pas seulement à comprendre pourquoi la question anthropologique se fonde sur de nouvelles découvertes scientifiques, mais à montrer que et comment elle se manifeste et se transforme dans le champ de la politique et des passions.
Axe 4 – Le tournant anthropologique : la constitution d’une science de l’homme
Ce dernier axe se fondera sur les 3 premiers. Plusieurs aspects pourront être mis en avant : 1/ Montrer dans quelle mesure la systématisation d’une science de l’homme dans le cadre des anthropologies à l’articulation entre le XVIIIe et le XIXe siècles ne naît pas ex nihilo, mais dans un rapport avec des polémiques d’origine cartésienne (Vico et sa « science nouvelle », Cabanis et Barthez et la « science de l’homme », l’anthropologie de Wolff puis de Meier), 2/ Montrer comment, dans la psychologie empirique puis dans l’anthropologie, qu’elle soit médicale ou culturelle, on assiste à une revalorisation de l’expérience. La connaissance historique en vient à être soulignée dans son rôle fondateur de tout discours savant, quand bien même ce dernier se présenterait comme explicitement rationaliste. Le niveau factuel demande ainsi à être pris en compte dans l’administration des preuves, y compris dogmatiques (de Wolff à Herbart, qui fonde la psychologie sur l’ontologie, les mathématiques et l’expérience) 3/ Montrer comment l’anthropologie est à l’origine prise dans le débat matérialisme/idéalisme, relativement à l’harmonie locale entre le corps et l’âme, et comment elle se débarrasse progressivement de ce legs de la psychologie rationnelle. Dans l’esthétique philosophique, reprenant à nouveaux frais la théorie des passions, l’articulation de la liberté de l’âme et du mécanisme corporel est repensée. Dans la pédagogie, un nouveau discours prend place sur la formation continuée de l’homme, qui a soin de se démarquer de l’héritage psychophysique issu de la métaphysique comme de la théorie politique.
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